• August Wilhelm von Schlegel to Anne Louise Germaine de Staël-Holstein

  • Place of Dispatch: Demmin · Place of Destination: London · Date: 03.08.1813 bis 04.08.1813
Edition Status: Single collated printed full text with registry labelling
    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Anne Louise Germaine de Staël-Holstein
  • Place of Dispatch: Demmin
  • Place of Destination: London
  • Date: 03.08.1813 bis 04.08.1813
  • Notations: Empfangsort erschlossen.
    Printed Text
  • Bibliography: Pange, Pauline de: Auguste-Guillaume Schlegel et Madame de Staël d’apres des documents inédits. Paris 1938, S. 434‒442.
  • Incipit: „Demmin, ce 3 août 13.
    Chère amie, j’ai vos lettres du 2 et du 11 juillet; une troisième est allée dans le [...]“
    Language
  • French
Demmin, ce 3 août 13.
Chère amie, j’ai vos lettres du 2 et du 11 juillet; une troisième est allée dans le paquet du cabinet suivre M. de Wetterstedt qui est encore en course. Vous vous plaignez de la rareté des miennes, mais, croyez-moi, il n’y a pas de ma faute et, si quelquefois les intervalles sont un peu longs, cela provient uniquement de l’irrégularité des communications. Dans ce dernier temps, plus la charge de vous écrire a été triste et plus j’ai été assidu. Depuis la mi-juillet, je vous ai fait deux envois sous l’adresse de M. de la Maisonfort, un par le peintre Wallis, et un par des banquiers. J’attends toujours avec angoisse votre réponse à la triste nouvelle, et il me faudra bien attendre encore quinze jours, car c’est tout au plus si dans ce moment elle vous est parvenue. Cela me navre le coeur de voir cette bonne et tendre lettre, qu’Albertine a écrite à son frère infortuné le jour avant sa mort.
J’ai mieux aimé faire une course mélancolique à Rostock et à Doberan que d’accompagner le Prince à Berlin où j’aurais passé une semaine très brillamment. J’ai craint que l’armistice fini je ne pourrai plus avoir du tout un congé pour un voyage particulier et que peut-être plusieurs souvenirs seraient oblitérés. J’ai pris tous les renseignements nécessaires à l’égard du tombeau, je les manderai à Auguste. Il me semble que j’écris avec plus de fermeté à un homme, qui est appelé à se roidir contre les douleurs de la vie. J’ai trouvé M. Björnstjerna encore à Doberan, il m’a dit plusieurs détails. – J’ai visité avec lui la place du combat – elle n’est rien moins que faite pour une scène aussi sanglante; c’est un petit rond au milieu d’un bosquet charmant, sur une colline boisée, appelée le Buckenberg et placée pittoresquement vis-à-vis l’enceinte d’un ancien couvent par où l'on entre au village de Doberan. En général, cet endroit est fait pour s’amuser doucement et pour y oublier la guerre et les soucis: une campagne fertile et riante, à une lieue de là une plage superbe où l’on va se baigner; des habitations champêtres mais élégantes, une société sans gêne, la danse, la musique, le spectacle que le désoeuvrement peut faire paraître supportable. Notre malheureux Albert n’a été acharné que sur le plaisir qui lui est devenu funeste. Tout le monde colporte une prédiction de l’amiral Hope qui, en voyant Albert jouer avec cet air si passionné, dit: „Ce jeune homme prendra une fin prématurée et malheureuse.“ Je n’ai pas revu ce brave homme; il était à Warnemünde où son escadre est stationnée – mais on m’a dit qu’il avait été fort affecté par cet événement et qu’il s’était reproché de ne pas avoir tâché d’emmener Albert. On se tourmente sur les possibilités qu’il y aurait eu de prévenir un pareil désastre. Je vous ai déjà mandé que je n'ai pas pu empêcher le séjour d'Albert à Doberan. Il s'était bien gardé de me dire qu'il voulait en demander la permission au Prince. Une fois la permission obtenue, ç’aurait été en vain d’essayer de l’en détourner. Le congé expédié en règle par l’Etat-Major se trouve parmi ses papiers. Il parait que le Prince n’a pas voulu lui refuser sa première demande après son léger exil à Rugen. D’ailleurs, il lui avait parlé très sévèrement sur le jeu, et il lui avait promis de le faire lieutenant dans un mois s’il se conduisait bien. Albert me dit qu’il demanderait cela au Prince; je tâchais de l’en détourner, parce qu’il y avait trop peu de temps depuis qu’il avait donné lieu à un mécontentement assez grave. Mais le Prince prouva bien par cette promesse qu’il rendait justice à sa bravoure, tout en blâmant son étourderie. J’avais une idée qu’on jouait à Doberan, mais enfin il y avait d’autres amusemens innocens ou moins nuisibles. Je pensais qu’en le forçant à rester à Stralsund, on le ferait enrager, et que l’oisiveté et l’ennui lui ferai[en]t faire mille folies. J’ai su depuis qu’à Stralsund même il avait trouvé le moyen de perdre des sommes très considérables dans des jeux de société. Il m’avait caché la vérité en me disant qu’à Hambourg il n’avait joué que d’une manière insignifiante, et que le gain avait compensé la perte. Le vrai est qu’il y avait contracté des dettes considérables au jeu, et un de ses motifs pour aller à Doberan était peut-être de gagner pour payer ses dettes; mais ensuite, ayant d’abord beaucoup gagné, il ne les paya point comme il arrive toujours aux joueurs. Enfin la manière dont on joue à Doberan est moins dangereuse que toutes les autres, pourvu qu’on soit un tant soit peu maître de ses passions. Lorsque des jeunes gens jouent entre eux ou avec des inconnus, ils sont fort exposés à tomber entre les mains de quelque escroc, et à tout moment il y a des sujets de querelles. Les teneurs de banque dans un lieu publiquement autorisé n’en font jamais; ils n’accordent aucun crédit, mais ils payent à l’instant et avec le plus grand sang-froid lorsqu’ils perdent; et il n’y a aucun point de contact entre les pointeurs. Le plus grand mal qu’on aurait pu craindre était donc qu’Albert perdrait la somme qu’il avait apportée et qu’il reviendrait à Stralsund dénué d’argent, ce qui lui aurait attiré des privations et peut-être des réprimandes. Il est une fatalité ou plutôt une Providence dans les choses humaines: son heure était marquée par cette funeste passion que votre sévérité depuis longtemps avait vainement tâché de corriger. Ensuite il avait une confiance illimitée dans ses forces et son agilité; s’il avait été le moins du monde en garde contre son adversaire, il n’aurait pas pu être frappé comme cela – il s’est laissé tuer pour ainsi dire sans défense.
Pendant ce seul jour que j’ai passé à Doberan, je n’ai pas pu trouver le chirurgien pour l’interroger sur les mots qu’Albert a prononcés – j’en ai chargé un homme de ma connaissance. Mais je doute que le chirurgien sache rien là-dessus. C’est un vieux homme extrêmement effrayé de se trouver forcément là, et pendant les deux minutes qu’Albert a vécu encore les efforts infructueux qu’il faisait pour étancher le sang ne lui auront pas laissé de l’attention pour autre chose. Je m’en tiens donc à ce que m’a dit le Cte de Schwerin: d’après le rapport des autres témoins oculaires, il vous a appelée par les derniers efforts de sa voix mourante – c’était sa prière des agonisants.
On peut dire qu’il est mort debout, la terre ne servit de lit de repos qu’à sa froide dépouille. La fermeté contre le danger et la douleur qui le caractérisait ne s’est pas démentie dans ses derniers instants; il paraît qu’après avoir été atteint, il fit encore un essai de porter un coup avant que le sabre tombait de sa main.
Il me dit, il y a quelque temps, qu’il ne se croyait pas destiné à vivre longtemps – je crois lui avoir répondu, mais je n’en suis pas sûr: „Cela étant, comment ne vous sentez-vous pas porté aux pensées sérieuses?“
Que de données de bonheur prodiguées! Une mère comme vous! une sœur comme Albertine! un frère comme Auguste! toutes les facilités de la naissance et de la fortune! Le Prince Royal pour chef et guide dans la carrière de la gloire, et la plus noble guerre devant soi! S’il fût tombé devant l’ennemi, sans doute son nom aurait marché à l’immortalité à la suite du vôtre.
Assurément, il avait une belle prodigalité de sa vie. Voici un trait que je ne tiens pas de lui. Il s’agissait à Hambourg de reconnaitre les ouvrages de l’ennemi de l’autre côté de l’Elbe. Albert se mit tout seul dans une nacelle et arriva jusque sous les batteries. Les Français restèrent d’abord stupéfaits de cette audace, ensuite ils tirèrent sur lui sans l’atteindre, et lui, les regardant sans avoir l’air de se déranger, revint à la rame auprès des siens.
Le Duc de Mecklembourg, bonhomme et sans façon, mais dont l’exemple, malgré son âge, est plutôt fait pour encourager les folies des jeunes gens que pour le contraire, m’a témoigné beaucoup de regrets d’Albert, comme d’un excellent compagnon de gaîté, il m’a aussi parlé de l’attachement de ses gardes pour lui, lesquelles se sont distinguées en même temps à Hambourg. Le Prince et la Princesse héréditaire m’ont montré un chagrin plus sérieux sur ce funeste événement, et un véritable intérêt pour votre peine. Beaucoup d’autres personnes de même; son enterrement a eu lieu avec une solennité et des honneurs vraiment recherchés.
Je m’arrache à ce lugubre sujet; la vie va toujours son train, elle nous appelle forcément à elle; il faut la supporter et la régler. Chère amie, vous allez être extrêmement seule avec l’idée de cette perte, avec le départ d’Auguste, et dans un pays nouveau. Cependant, je ne sais pas encore quand je pourrai vous revoir en Angleterre. Aussi longtemps qu’il y a des espérances de notre côté de la mer, j’y dois rester.
En peu de jours nous serons éclairés sur la paix et la guerre. On agit dans la supposition de celle-ci; depuis huit jours tout s’ébranle et se porte en avant et le voyage du Prince a été prolongé précisément pour inspecter toute la ligne. Les conquêtes de Lord Wellington, l’attitude qu’ont prise l’Autriche et la Suède, doivent puissamment influer sur les négociations. Je ne veux pas croire qu’avec des conjonctures aussi favorables les alliés pourraient être assez faibles pour conclure une paix autre que générale, et telle qu’on devrait l’appeler bonne. D’un autre côté, je ne puis pas me cacher que Bonaparte, malgré ses prétentions à une fureur obstinée, ne manque pas de prudence, qu’il sait céder à propos et que le moment est critique. D’ailleurs, on assure que Berthier et ses autres alentours lui prêchent continuellement la paix. Ils sont devenus mous par les revers et l’âge. Mais quelles que soient les conditions, la paix, je ne la croirai jamais bonne, parce que je connais telle faculté de crapaud du monstre, de repousser les pattes coupées. Si la guerre recommence, le Prince m’a dit que je serais toujours à son Quartier Général et que j’aurais beaucoup à faire. Jusqu’ici je n’ai fait que quelques lettres diplomatiques, quelques traductions et un pamphlet politique sur le Danemark (que j’ai envoyé à M. de Munster et que je vous enverrai soit en allemand, soit dans la traduction française). Si l’on conclut la paix, il me faudra bien faire une course, du moins jusqu’à Berlin, pour prendre des arrangements littéraires et autres avant de dire adieu pour longtemps à ma patrie; je demanderai ensuite un congé pour aller en Angleterre. Je vous prie de ne point solliciter des grâces pour moi avant que je n’y sois, tout se fait mieux en présence. Je sais que M. de Munster a lu une lettre de moi au Prince Régent et qu’on en a été fort content – ceci entre nous. – J’ai fait de vastes projets d’ouvrages à écrire: qu’y a-t-il de mieux à faire quand on ne peut pas agir? Il faut bien tâcher de laisser sur la terre quelque trace lumineuse d’une sombre existence. Plusieurs de mes plans tiennent à des choses nationales, il faut donc espérer que l’Allemagne soit assez rendue à elle-même pour qu’on puisse trouver du plaisir à lui consacrer ses écrits.
Pour du bonheur, je n’en espère plus – chère amie, je ne doute pas de votre amitié – mais vous-même, avez souvent approuvé le poète qui peint l’amitié comme une faible ressource contre d’autres pertes J’ai des blessures dans le cœur qui ne guérissent pas – vous m’en avez fait aussi – ma jeunesse est perdue, ma vie manquée et je me trouve isolé au déclin de l’âge. L’amour m’a trahi, la poésie m’abandonne, les objets extérieurs se ternissent à ma vue, il ne faudrait plus penser qu'à tourner l'oeil interne vers la contemplation des choses éternelles. Et je cours encore après cette chimère de considération dans le monde. – O vanités humaines! Je le sais bien, j’ai une bonne excuse, c’est la cause de la liberté. Mais on devrait l’avoir conquise philosophiquement au-dedans de soi-même, avant de la redemander aux tyrans.
Pour notre avenir, s’il nous est accordé de passer quelque temps ensemble, je crains les retours subits de votre imagination. A présent, vous me regrettez, je parais vous manquer; lorsque j’y serai, vous me trouverez de nouveau maussade, difficile à vivre, insupportable, – et vous m’accablerez comme par le passé, en traitant mes peines comme des défauts.
Ce 4 août. Je me suis rendu ici avant-hier parce qu’on indiquait Walwen, dans le Mecklembourg, à la double distance de Stralsund et dans la même direction, comme le premier lieu de rendez-vous; toute la maison du Prince, qui était restée en arrière, s’était mise également en mouvement. Hier, M. de Wetterstedt et Adlercreutz sont arrivés, j’ai diné avec eux chez le maréchal Stedingk qui tient ici son quartier général. Ils ont quitté le Prince à Strelitz, de là il a continué sa route seulement avec quelques aides de camp sur le bas Elbe à Grabow; de là il reviendra par Wismar et Stralsund. J’y retournerai donc aussi – tout est changé et le Quartier Général va être porté d’un seul pas extrêmement en avant, entre Berlin et l’Elbe. Oranienburg ou Potsdam sont nommés comme les premiers centres. D’après ce que j’ai appris hier, je crois tout à fait à la guerre. Il paraît que Bonap[arte] traite l’Autriche et sa médiation avec la plus grande insolence. Jusqu’ici il n’a point eu de plénipotentiaires au congrès, car M. de Narbonne n'a point de pleins pouvoirs et n'est que le faiseur de belles phrases. Caulaincourt était vainement attendu et les négociateurs alliés avaient tout le loisir de bayer aux corneilles. Mais ce qui est bien plus fort, c’est que Bonap[arte] a fait passer Fouché par Prague comme nouveau gouverneur des Provinces Illyriennes. C’est une véritable avanie, car c’est la première chose que l’Autriche doit ravoir. Il a voulu rompre l’armistice parce que les Prussiens n’approvisionnent pas les forteresses à son gré; il s’en est désisté cependant sur la déclaration de l’Autriche qu’elle considérerait cela comme le signal de la guerre. Vous aurez su l’infamie que les François ont commise contre le corps franc de Lutzow, qu’ils ont surpris au milieu de la trêve; mais le brave chef qui, heureusement, leur a échappé ne s’en est pas découragé; il a renforcé son corps jusqu’au nombre de 3.000 hommes, tous entretenus et équipés à leurs frais ou par des dons patriotiques sans rien coûter à l’Etat. Le P[rince] R[oyal] a donné à M. de Lutzow l’ordre de l’épée. Les Suédois sont revenus très enchantés de leur réception à Berlin et partout. On a donné au Prince les marques les plus vives d'enthousiasme. Le soldat suédois, de son côté, vit en bonne amitié avec nos paysans et bourgeois, il reçoit avec reconnaissance leur hospitalité et partage leurs travaux. Il est vrai que les François ont rendu facile, à tout le monde qui vient après eux, de se bien conduire. A Hambourg et à Lubeck les bourreaux du tyran commettent toutes les horreurs imaginables. Ils enlèvent les enfans jusqu’au fond de la France sous prétexte de les faire marins, mais proprement comme otages. Pourquoi Lord Wellington n’employerait-iI pas de représailles à Bayonne et partout où il pénétrera? On fait travailler aux fortifications les femmes de la société, et les vieillards qui ont montré des sentimens patriotiques. Racontez donc cela à Lord Holland, qui a défendu le principe de l'intégrité de l’Empire François! Et cette canaille s’arroge encore le nom d’une Nation autrefois honorable! O qu’il me tarde que le jour de la vengeance arrive enfin! C’est M. de Walmoden qui commandera de ce côté-là et contre mes amis les Danois – mais pour les Holstenois nous espérons les faire passer de notre côté; je les y ai déjà bien exhortés, et l’on m’assure que cela ne laisse pas que de produire son effet.
Si la campagne se rouvre, elle sera prompte, rapide et terrible – n’en doutons pas; en peu de semaines notre sort sera décidé de façon ou d’autre. Il est probable que Bonap[arte], autant que les autres alliés lui laissent les mains libres, voudra d’abord frapper un grand coup contre l’armée suédoise, mais on est préparé à le bien recevoir. L’infanterie suédoise est superbe, elle fera des merveilles à la bayonnette; ils ont peu de cavalerie, mais les corps étrangers que le Prince commande y suppléent abondamment. L’artillerie active de campagne, qu’il a à sa disposition, monte à près de 300 canons, celle d’Angleterre n’est pas encore arrivée. La légion allemande en a amené avec de beaux attelages russes.
Dans ce moment Moreau est peut-être déjà à Stralsund. Je suis curieux de sa destination ultérieure.
Chère amie, je tâche pendant cet intervalle de repos d’épuiser dans ma lettre tous les sujets; car dans la suite je pourrais bien être réduit à quelques lignes écrites à la hâte. Je m’en vais donc vous donner des nouvelles de quelques amis et personnes de votre connaissance.
M. de Balk est allé l’automne passé par Odessa à Constantinople; à cause de la peste il a toujours séjourné à Bujükderc et le général Tawast l'y a tout dernièrement quitté en bonne santé et formant de grands projets de voyages.
Le Cte de Baudissin est parvenu à me faire passer une lettre écrite de sa prison dans la forteresse de Fredericksorl près de Kiel. Je vous enverrai cette lettre aussitôt que je l’aurai montrée au Prince. Sa conduite est noble et ferme, – il nous a bien justifiés. Cela ne touche-t-il point le cœur d’Albertine? II y est pour un an à moins que nous le délivrions. C’est de ce genre de prison qu’on doit sortir comme Ministre d’Etat.
Je voudrais pouvoir en dire autant du pauvre Sabran. Nous n’avons point de communications avec la France, mais d’après tout ce que je puis apprendre, il est toujours en prison, et non seulement lui, mais une vingtaine d’autres personnes ont été compromises par ses papiers saisis par la police. Le dire général est qu’une lettre de vous a donné l’éveil sur lui – je n’en crois rien parce que je suis sûr que vous aurez écrit avec la plus grande prudence. Toutefois cela doit vous porter à la résolution inébranlable de ne jamais écrire une seule ligne à qui que ce soit en France. S’il y a des affaires, on peut en charger des banquiers. Ce que je vous demande ci-dessus, je le tiens d’une Genevoise, gouvernante auprès de la petite princesse de Mecklembourg. Enjoignez bien la même maxime à Auguste pour ne pas faire empirer le sort de ses amis restés dans la moderne Babylone, il faut avoir l’air de les oublier. Cela est cruel, mais nécessaire.
J’ai eu une lettre du Cte de Gröben; il me dit qu’il a assisté à 19 combats plus ou moins sanglans, et il brûle de combattre de nouveau. Il est à la grande armée – partout où il a été il s’est fait une réputation brillante. Il s’informe avec une touchante sollicitude du sort d’un certain Ekendhal qu’il nous avait recommandé – d’un autre côté Ekendhal est rempli de la plus vive reconnaissance pour vous et pour moi – il est placé auprès d’un corps nouvellement formé à la solde de l’Angleterre.
Schelling s’est remarié il y a plus de six mois avec Mlle Gotter, fille d’un poète assez connu. Ce mariage m’a rappelé d’anciens souvenirs; cette jeune personne était la compagne d’Augusta, elle a passé quelque temps dans ma maison, et Madame Schelling avait pour elle des soins de mère. Je vois dans ce choix une preuve de la sensibilité de Schelling dont je ne l’aurais pas cru capable.
Tieck, le poète, m’a dédié un ouvrage d’une manière fort aimable. Je n’en savais rien, lorsque cela m’est tombé entre les mains en arrivant en Allemagne. Cet ouvrage s’appelle Phantasus: c’est un recueil de ses contes, soit dialogués, soit en récit, anciens et nouvellement faits, tout cela encadré dans une suite d’entretiens à la Décaméron, mais avec des idées et des formes modernes. La Prose de Tieck a une grâce charmante. Je pense que plusieurs de ses contes bien traduits devraient avoir un succès fou en Angleterre; entre autres, il y en a un – le Philtre – qui selon moi est un chef-d’œuvre dans la terrible fantasque (sic).
Du reste, j’apprends des nouvelles de mes anciens amis, qui me prouvent que j’ai mieux résisté au temps que la plupart d’eux. Tieck doit être tout courbé et n’avoir de jeune que le feu de ses yeux et de ses saillies. Fichte, par suite d’une maladie, a eu le bras gauche desséché; cette main débile est réduite à la nullité, tandis que l’index de la main droite, comme autrefois, fait valoir sa vigueur par des démonstrations physiques impitoyables. Du reste, il vit à Berlin dans une grande déconsidération.
M. de Wetterstedt a vu la Comtesse de Voss à la cour de Strelitz, et elle l’a chargé de m’inviter à sa campagne, mais il me faudrait pour cela un loisir plus tranquille. Mad[ame] Bethmann m’a invité aussi à loger chez elle à Berlin, au cas que j’y vinsse. On ne m’a pourtant pas entièrement oublié.
Vous êtes bien bonne de penser à assurer mon avenir en Angleterre, mais je vous en prie, ne faites point de démarche encore; j’ai de l’aversion contre les sollicitations qui ne concernent pas des distinctions purement honorifiques. D’ailleurs, je dois me considérer comme appartenant au P[rince] R[oyal]. S’il réussit dans ses entreprises et que j’aye été à même de rendre des services, il n’oubliera pas de me récompenser. Du reste, j’ai été pauvre toute ma vie et je le resterai, je pense. C’est dans mon étoile.
Il m’importerait davantage de tirer mon frère de la situation où il est et où son mérite n’est pas apprécié comme il devrait l’être. Je voudrais le voir placé en Angleterre, auprès d’un Institut des études orientales. Malheureusement, il n’a aucune facilité pour parler l’anglois et cela ne s’acquiert plus à son âge. Il continuera donc de végéter à Vienne, et nous serons probablement pour toujours séparés l’un de l’autre.
Ce que vous me mandez sur le succès de mes écrits en Angleterre m’est fort agréable. J’ai l’idée d’y faire réimprimer la Comparaison des deux Phèdres. J’ai envoyé votre écrit sur le suicide à Berlin dans la même intention, parce qu’il en va paraître une traduction allemande. J’espère que la censure ne me fera point de difficultés, comme il m’est arrivé à l’égard de mes réflexions sur la politique de Danemark. Ils ont refusé l’impression de la traduction françoise parce qu’en parlant du Gouvern[emen]t Danois il y est dit du mal du despotisme en général. Que dites-vous de cela? L’esprit public des Prussiens est excellent aujourd’hui, – tout le monde s’accorde à leur rendre cette justice – mais celui du gouvernement n’est pas à la hauteur des circonstances, tant s’en faut; il est toujours atteint de ces mêmes faiblesses et vacillations qui ont perdu la monarchie, et si le mouvement national réussit, il doit être foncièrement réformé. Je pourrais vous citer là-dessus les témoignages de personnes qui connaissent cela de près. Je conviens volontiers de la même chose pour l’Autriche. En général, ce n’est que lorsque le monstre sera terrassé que le vrai travail et le plus difficile, de nous faire une nation, commencera.
Qu’est donc devenue cette caisse de livres que vous avez fait emballer, il y a déjà bien longtemps, pour l’envoyer en Angleterre? Tous vos écrits et ceux de votre père y étaient – les miens aussi – il est bon d’avoir cela et cependant on ne peut pas le traîner avec soi.
Le libraire Perthes s’est sauvé de Hambourg. Il a perdu toute sa fortune par sa proscription, mais il supporte cela en homme religieux comme il l’est. Si sa patrie n’est pas délivrée, il compte passer en Angleterre. Avec son activité et les connaissances solides qu’il a, ses établissements de librairie pourraient devenir un moyen de ranimer le commerce littéraire entre l’Angleterre et le continent. C’est un homme qu’il faut soutenir de toutes les façons. Ce misérable roi de Westphalie vient d’abolir l’Université de Halle parce qu’elle a montré des sentimens patriotiques. Que deviendra l’Allemagne si elle ne se lève pas bientôt toute entière pour écraser cette engeance? Je retourne demain à Stralsund parce que je veux parler au Pr[ince] avant notre grand départ. Le Cte de Brahé et Gyllenskold viennent de passer aujourd’hui. Le Pr[ince] a envoyé le premier pour complimenter Moreau au cas qu’il fût arrivé. M. de Noailles, qui était devenu camarade d’Albert, comme vous savez, est fort employé dans des messages, je pense qu’il fera bien son chemin.
Pozzo di Borgo depuis la conférence pour laquelle il a devancé le P[rince] R[oyal] est resté auprès de l’Empereur de Russie, et il a été fait général. Ses conseils et sa vigueur de volonté peuvent être fort utiles là-bas. Si la paix venait à se conclure, je pense qu’il retournerait en Angleterre et qu’il serait un des éléments de votre société. Il y aurait de quoi alimenter la conversation par les disputes; du moins moi, pendant que je le voyais tous les jours, j’étais constamment à couteau tiré avec lui sur tous les sujets excepté sur la politique. Il serait fort à souhaiter qu’il écrivit ses mémoires.
Cette lettre se ressent de l’armistice, et il me semble qu’elle ne finira qu’avec celui-ci. On est vraiment dans un état déplorable, lorsqu’on se trouve dans une petite ville où l’on ne connaît personne, séparé de sa société habituelle, qu’on ne sait pas se procurer des livres et que le mauvais temps vous empêche de courir les environs. En général, je suis si indolent qu’il me faut beaucoup d’aiguillon extérieur; par exemple, pour lire assidûment un livre, il faut que j’en voye 40.000 devant moi. Mais je suis devenu si indifférent à la vie que je me résigne même à l’ennui et que je ne fais plus d’efforts pour m’amuser, la chose ayant tant de fois manqué.
Demmin, ce 3 août 13.
Chère amie, j’ai vos lettres du 2 et du 11 juillet; une troisième est allée dans le paquet du cabinet suivre M. de Wetterstedt qui est encore en course. Vous vous plaignez de la rareté des miennes, mais, croyez-moi, il n’y a pas de ma faute et, si quelquefois les intervalles sont un peu longs, cela provient uniquement de l’irrégularité des communications. Dans ce dernier temps, plus la charge de vous écrire a été triste et plus j’ai été assidu. Depuis la mi-juillet, je vous ai fait deux envois sous l’adresse de M. de la Maisonfort, un par le peintre Wallis, et un par des banquiers. J’attends toujours avec angoisse votre réponse à la triste nouvelle, et il me faudra bien attendre encore quinze jours, car c’est tout au plus si dans ce moment elle vous est parvenue. Cela me navre le coeur de voir cette bonne et tendre lettre, qu’Albertine a écrite à son frère infortuné le jour avant sa mort.
J’ai mieux aimé faire une course mélancolique à Rostock et à Doberan que d’accompagner le Prince à Berlin où j’aurais passé une semaine très brillamment. J’ai craint que l’armistice fini je ne pourrai plus avoir du tout un congé pour un voyage particulier et que peut-être plusieurs souvenirs seraient oblitérés. J’ai pris tous les renseignements nécessaires à l’égard du tombeau, je les manderai à Auguste. Il me semble que j’écris avec plus de fermeté à un homme, qui est appelé à se roidir contre les douleurs de la vie. J’ai trouvé M. Björnstjerna encore à Doberan, il m’a dit plusieurs détails. – J’ai visité avec lui la place du combat – elle n’est rien moins que faite pour une scène aussi sanglante; c’est un petit rond au milieu d’un bosquet charmant, sur une colline boisée, appelée le Buckenberg et placée pittoresquement vis-à-vis l’enceinte d’un ancien couvent par où l'on entre au village de Doberan. En général, cet endroit est fait pour s’amuser doucement et pour y oublier la guerre et les soucis: une campagne fertile et riante, à une lieue de là une plage superbe où l’on va se baigner; des habitations champêtres mais élégantes, une société sans gêne, la danse, la musique, le spectacle que le désoeuvrement peut faire paraître supportable. Notre malheureux Albert n’a été acharné que sur le plaisir qui lui est devenu funeste. Tout le monde colporte une prédiction de l’amiral Hope qui, en voyant Albert jouer avec cet air si passionné, dit: „Ce jeune homme prendra une fin prématurée et malheureuse.“ Je n’ai pas revu ce brave homme; il était à Warnemünde où son escadre est stationnée – mais on m’a dit qu’il avait été fort affecté par cet événement et qu’il s’était reproché de ne pas avoir tâché d’emmener Albert. On se tourmente sur les possibilités qu’il y aurait eu de prévenir un pareil désastre. Je vous ai déjà mandé que je n'ai pas pu empêcher le séjour d'Albert à Doberan. Il s'était bien gardé de me dire qu'il voulait en demander la permission au Prince. Une fois la permission obtenue, ç’aurait été en vain d’essayer de l’en détourner. Le congé expédié en règle par l’Etat-Major se trouve parmi ses papiers. Il parait que le Prince n’a pas voulu lui refuser sa première demande après son léger exil à Rugen. D’ailleurs, il lui avait parlé très sévèrement sur le jeu, et il lui avait promis de le faire lieutenant dans un mois s’il se conduisait bien. Albert me dit qu’il demanderait cela au Prince; je tâchais de l’en détourner, parce qu’il y avait trop peu de temps depuis qu’il avait donné lieu à un mécontentement assez grave. Mais le Prince prouva bien par cette promesse qu’il rendait justice à sa bravoure, tout en blâmant son étourderie. J’avais une idée qu’on jouait à Doberan, mais enfin il y avait d’autres amusemens innocens ou moins nuisibles. Je pensais qu’en le forçant à rester à Stralsund, on le ferait enrager, et que l’oisiveté et l’ennui lui ferai[en]t faire mille folies. J’ai su depuis qu’à Stralsund même il avait trouvé le moyen de perdre des sommes très considérables dans des jeux de société. Il m’avait caché la vérité en me disant qu’à Hambourg il n’avait joué que d’une manière insignifiante, et que le gain avait compensé la perte. Le vrai est qu’il y avait contracté des dettes considérables au jeu, et un de ses motifs pour aller à Doberan était peut-être de gagner pour payer ses dettes; mais ensuite, ayant d’abord beaucoup gagné, il ne les paya point comme il arrive toujours aux joueurs. Enfin la manière dont on joue à Doberan est moins dangereuse que toutes les autres, pourvu qu’on soit un tant soit peu maître de ses passions. Lorsque des jeunes gens jouent entre eux ou avec des inconnus, ils sont fort exposés à tomber entre les mains de quelque escroc, et à tout moment il y a des sujets de querelles. Les teneurs de banque dans un lieu publiquement autorisé n’en font jamais; ils n’accordent aucun crédit, mais ils payent à l’instant et avec le plus grand sang-froid lorsqu’ils perdent; et il n’y a aucun point de contact entre les pointeurs. Le plus grand mal qu’on aurait pu craindre était donc qu’Albert perdrait la somme qu’il avait apportée et qu’il reviendrait à Stralsund dénué d’argent, ce qui lui aurait attiré des privations et peut-être des réprimandes. Il est une fatalité ou plutôt une Providence dans les choses humaines: son heure était marquée par cette funeste passion que votre sévérité depuis longtemps avait vainement tâché de corriger. Ensuite il avait une confiance illimitée dans ses forces et son agilité; s’il avait été le moins du monde en garde contre son adversaire, il n’aurait pas pu être frappé comme cela – il s’est laissé tuer pour ainsi dire sans défense.
Pendant ce seul jour que j’ai passé à Doberan, je n’ai pas pu trouver le chirurgien pour l’interroger sur les mots qu’Albert a prononcés – j’en ai chargé un homme de ma connaissance. Mais je doute que le chirurgien sache rien là-dessus. C’est un vieux homme extrêmement effrayé de se trouver forcément là, et pendant les deux minutes qu’Albert a vécu encore les efforts infructueux qu’il faisait pour étancher le sang ne lui auront pas laissé de l’attention pour autre chose. Je m’en tiens donc à ce que m’a dit le Cte de Schwerin: d’après le rapport des autres témoins oculaires, il vous a appelée par les derniers efforts de sa voix mourante – c’était sa prière des agonisants.
On peut dire qu’il est mort debout, la terre ne servit de lit de repos qu’à sa froide dépouille. La fermeté contre le danger et la douleur qui le caractérisait ne s’est pas démentie dans ses derniers instants; il paraît qu’après avoir été atteint, il fit encore un essai de porter un coup avant que le sabre tombait de sa main.
Il me dit, il y a quelque temps, qu’il ne se croyait pas destiné à vivre longtemps – je crois lui avoir répondu, mais je n’en suis pas sûr: „Cela étant, comment ne vous sentez-vous pas porté aux pensées sérieuses?“
Que de données de bonheur prodiguées! Une mère comme vous! une sœur comme Albertine! un frère comme Auguste! toutes les facilités de la naissance et de la fortune! Le Prince Royal pour chef et guide dans la carrière de la gloire, et la plus noble guerre devant soi! S’il fût tombé devant l’ennemi, sans doute son nom aurait marché à l’immortalité à la suite du vôtre.
Assurément, il avait une belle prodigalité de sa vie. Voici un trait que je ne tiens pas de lui. Il s’agissait à Hambourg de reconnaitre les ouvrages de l’ennemi de l’autre côté de l’Elbe. Albert se mit tout seul dans une nacelle et arriva jusque sous les batteries. Les Français restèrent d’abord stupéfaits de cette audace, ensuite ils tirèrent sur lui sans l’atteindre, et lui, les regardant sans avoir l’air de se déranger, revint à la rame auprès des siens.
Le Duc de Mecklembourg, bonhomme et sans façon, mais dont l’exemple, malgré son âge, est plutôt fait pour encourager les folies des jeunes gens que pour le contraire, m’a témoigné beaucoup de regrets d’Albert, comme d’un excellent compagnon de gaîté, il m’a aussi parlé de l’attachement de ses gardes pour lui, lesquelles se sont distinguées en même temps à Hambourg. Le Prince et la Princesse héréditaire m’ont montré un chagrin plus sérieux sur ce funeste événement, et un véritable intérêt pour votre peine. Beaucoup d’autres personnes de même; son enterrement a eu lieu avec une solennité et des honneurs vraiment recherchés.
Je m’arrache à ce lugubre sujet; la vie va toujours son train, elle nous appelle forcément à elle; il faut la supporter et la régler. Chère amie, vous allez être extrêmement seule avec l’idée de cette perte, avec le départ d’Auguste, et dans un pays nouveau. Cependant, je ne sais pas encore quand je pourrai vous revoir en Angleterre. Aussi longtemps qu’il y a des espérances de notre côté de la mer, j’y dois rester.
En peu de jours nous serons éclairés sur la paix et la guerre. On agit dans la supposition de celle-ci; depuis huit jours tout s’ébranle et se porte en avant et le voyage du Prince a été prolongé précisément pour inspecter toute la ligne. Les conquêtes de Lord Wellington, l’attitude qu’ont prise l’Autriche et la Suède, doivent puissamment influer sur les négociations. Je ne veux pas croire qu’avec des conjonctures aussi favorables les alliés pourraient être assez faibles pour conclure une paix autre que générale, et telle qu’on devrait l’appeler bonne. D’un autre côté, je ne puis pas me cacher que Bonaparte, malgré ses prétentions à une fureur obstinée, ne manque pas de prudence, qu’il sait céder à propos et que le moment est critique. D’ailleurs, on assure que Berthier et ses autres alentours lui prêchent continuellement la paix. Ils sont devenus mous par les revers et l’âge. Mais quelles que soient les conditions, la paix, je ne la croirai jamais bonne, parce que je connais telle faculté de crapaud du monstre, de repousser les pattes coupées. Si la guerre recommence, le Prince m’a dit que je serais toujours à son Quartier Général et que j’aurais beaucoup à faire. Jusqu’ici je n’ai fait que quelques lettres diplomatiques, quelques traductions et un pamphlet politique sur le Danemark (que j’ai envoyé à M. de Munster et que je vous enverrai soit en allemand, soit dans la traduction française). Si l’on conclut la paix, il me faudra bien faire une course, du moins jusqu’à Berlin, pour prendre des arrangements littéraires et autres avant de dire adieu pour longtemps à ma patrie; je demanderai ensuite un congé pour aller en Angleterre. Je vous prie de ne point solliciter des grâces pour moi avant que je n’y sois, tout se fait mieux en présence. Je sais que M. de Munster a lu une lettre de moi au Prince Régent et qu’on en a été fort content – ceci entre nous. – J’ai fait de vastes projets d’ouvrages à écrire: qu’y a-t-il de mieux à faire quand on ne peut pas agir? Il faut bien tâcher de laisser sur la terre quelque trace lumineuse d’une sombre existence. Plusieurs de mes plans tiennent à des choses nationales, il faut donc espérer que l’Allemagne soit assez rendue à elle-même pour qu’on puisse trouver du plaisir à lui consacrer ses écrits.
Pour du bonheur, je n’en espère plus – chère amie, je ne doute pas de votre amitié – mais vous-même, avez souvent approuvé le poète qui peint l’amitié comme une faible ressource contre d’autres pertes J’ai des blessures dans le cœur qui ne guérissent pas – vous m’en avez fait aussi – ma jeunesse est perdue, ma vie manquée et je me trouve isolé au déclin de l’âge. L’amour m’a trahi, la poésie m’abandonne, les objets extérieurs se ternissent à ma vue, il ne faudrait plus penser qu'à tourner l'oeil interne vers la contemplation des choses éternelles. Et je cours encore après cette chimère de considération dans le monde. – O vanités humaines! Je le sais bien, j’ai une bonne excuse, c’est la cause de la liberté. Mais on devrait l’avoir conquise philosophiquement au-dedans de soi-même, avant de la redemander aux tyrans.
Pour notre avenir, s’il nous est accordé de passer quelque temps ensemble, je crains les retours subits de votre imagination. A présent, vous me regrettez, je parais vous manquer; lorsque j’y serai, vous me trouverez de nouveau maussade, difficile à vivre, insupportable, – et vous m’accablerez comme par le passé, en traitant mes peines comme des défauts.
Ce 4 août. Je me suis rendu ici avant-hier parce qu’on indiquait Walwen, dans le Mecklembourg, à la double distance de Stralsund et dans la même direction, comme le premier lieu de rendez-vous; toute la maison du Prince, qui était restée en arrière, s’était mise également en mouvement. Hier, M. de Wetterstedt et Adlercreutz sont arrivés, j’ai diné avec eux chez le maréchal Stedingk qui tient ici son quartier général. Ils ont quitté le Prince à Strelitz, de là il a continué sa route seulement avec quelques aides de camp sur le bas Elbe à Grabow; de là il reviendra par Wismar et Stralsund. J’y retournerai donc aussi – tout est changé et le Quartier Général va être porté d’un seul pas extrêmement en avant, entre Berlin et l’Elbe. Oranienburg ou Potsdam sont nommés comme les premiers centres. D’après ce que j’ai appris hier, je crois tout à fait à la guerre. Il paraît que Bonap[arte] traite l’Autriche et sa médiation avec la plus grande insolence. Jusqu’ici il n’a point eu de plénipotentiaires au congrès, car M. de Narbonne n'a point de pleins pouvoirs et n'est que le faiseur de belles phrases. Caulaincourt était vainement attendu et les négociateurs alliés avaient tout le loisir de bayer aux corneilles. Mais ce qui est bien plus fort, c’est que Bonap[arte] a fait passer Fouché par Prague comme nouveau gouverneur des Provinces Illyriennes. C’est une véritable avanie, car c’est la première chose que l’Autriche doit ravoir. Il a voulu rompre l’armistice parce que les Prussiens n’approvisionnent pas les forteresses à son gré; il s’en est désisté cependant sur la déclaration de l’Autriche qu’elle considérerait cela comme le signal de la guerre. Vous aurez su l’infamie que les François ont commise contre le corps franc de Lutzow, qu’ils ont surpris au milieu de la trêve; mais le brave chef qui, heureusement, leur a échappé ne s’en est pas découragé; il a renforcé son corps jusqu’au nombre de 3.000 hommes, tous entretenus et équipés à leurs frais ou par des dons patriotiques sans rien coûter à l’Etat. Le P[rince] R[oyal] a donné à M. de Lutzow l’ordre de l’épée. Les Suédois sont revenus très enchantés de leur réception à Berlin et partout. On a donné au Prince les marques les plus vives d'enthousiasme. Le soldat suédois, de son côté, vit en bonne amitié avec nos paysans et bourgeois, il reçoit avec reconnaissance leur hospitalité et partage leurs travaux. Il est vrai que les François ont rendu facile, à tout le monde qui vient après eux, de se bien conduire. A Hambourg et à Lubeck les bourreaux du tyran commettent toutes les horreurs imaginables. Ils enlèvent les enfans jusqu’au fond de la France sous prétexte de les faire marins, mais proprement comme otages. Pourquoi Lord Wellington n’employerait-iI pas de représailles à Bayonne et partout où il pénétrera? On fait travailler aux fortifications les femmes de la société, et les vieillards qui ont montré des sentimens patriotiques. Racontez donc cela à Lord Holland, qui a défendu le principe de l'intégrité de l’Empire François! Et cette canaille s’arroge encore le nom d’une Nation autrefois honorable! O qu’il me tarde que le jour de la vengeance arrive enfin! C’est M. de Walmoden qui commandera de ce côté-là et contre mes amis les Danois – mais pour les Holstenois nous espérons les faire passer de notre côté; je les y ai déjà bien exhortés, et l’on m’assure que cela ne laisse pas que de produire son effet.
Si la campagne se rouvre, elle sera prompte, rapide et terrible – n’en doutons pas; en peu de semaines notre sort sera décidé de façon ou d’autre. Il est probable que Bonap[arte], autant que les autres alliés lui laissent les mains libres, voudra d’abord frapper un grand coup contre l’armée suédoise, mais on est préparé à le bien recevoir. L’infanterie suédoise est superbe, elle fera des merveilles à la bayonnette; ils ont peu de cavalerie, mais les corps étrangers que le Prince commande y suppléent abondamment. L’artillerie active de campagne, qu’il a à sa disposition, monte à près de 300 canons, celle d’Angleterre n’est pas encore arrivée. La légion allemande en a amené avec de beaux attelages russes.
Dans ce moment Moreau est peut-être déjà à Stralsund. Je suis curieux de sa destination ultérieure.
Chère amie, je tâche pendant cet intervalle de repos d’épuiser dans ma lettre tous les sujets; car dans la suite je pourrais bien être réduit à quelques lignes écrites à la hâte. Je m’en vais donc vous donner des nouvelles de quelques amis et personnes de votre connaissance.
M. de Balk est allé l’automne passé par Odessa à Constantinople; à cause de la peste il a toujours séjourné à Bujükderc et le général Tawast l'y a tout dernièrement quitté en bonne santé et formant de grands projets de voyages.
Le Cte de Baudissin est parvenu à me faire passer une lettre écrite de sa prison dans la forteresse de Fredericksorl près de Kiel. Je vous enverrai cette lettre aussitôt que je l’aurai montrée au Prince. Sa conduite est noble et ferme, – il nous a bien justifiés. Cela ne touche-t-il point le cœur d’Albertine? II y est pour un an à moins que nous le délivrions. C’est de ce genre de prison qu’on doit sortir comme Ministre d’Etat.
Je voudrais pouvoir en dire autant du pauvre Sabran. Nous n’avons point de communications avec la France, mais d’après tout ce que je puis apprendre, il est toujours en prison, et non seulement lui, mais une vingtaine d’autres personnes ont été compromises par ses papiers saisis par la police. Le dire général est qu’une lettre de vous a donné l’éveil sur lui – je n’en crois rien parce que je suis sûr que vous aurez écrit avec la plus grande prudence. Toutefois cela doit vous porter à la résolution inébranlable de ne jamais écrire une seule ligne à qui que ce soit en France. S’il y a des affaires, on peut en charger des banquiers. Ce que je vous demande ci-dessus, je le tiens d’une Genevoise, gouvernante auprès de la petite princesse de Mecklembourg. Enjoignez bien la même maxime à Auguste pour ne pas faire empirer le sort de ses amis restés dans la moderne Babylone, il faut avoir l’air de les oublier. Cela est cruel, mais nécessaire.
J’ai eu une lettre du Cte de Gröben; il me dit qu’il a assisté à 19 combats plus ou moins sanglans, et il brûle de combattre de nouveau. Il est à la grande armée – partout où il a été il s’est fait une réputation brillante. Il s’informe avec une touchante sollicitude du sort d’un certain Ekendhal qu’il nous avait recommandé – d’un autre côté Ekendhal est rempli de la plus vive reconnaissance pour vous et pour moi – il est placé auprès d’un corps nouvellement formé à la solde de l’Angleterre.
Schelling s’est remarié il y a plus de six mois avec Mlle Gotter, fille d’un poète assez connu. Ce mariage m’a rappelé d’anciens souvenirs; cette jeune personne était la compagne d’Augusta, elle a passé quelque temps dans ma maison, et Madame Schelling avait pour elle des soins de mère. Je vois dans ce choix une preuve de la sensibilité de Schelling dont je ne l’aurais pas cru capable.
Tieck, le poète, m’a dédié un ouvrage d’une manière fort aimable. Je n’en savais rien, lorsque cela m’est tombé entre les mains en arrivant en Allemagne. Cet ouvrage s’appelle Phantasus: c’est un recueil de ses contes, soit dialogués, soit en récit, anciens et nouvellement faits, tout cela encadré dans une suite d’entretiens à la Décaméron, mais avec des idées et des formes modernes. La Prose de Tieck a une grâce charmante. Je pense que plusieurs de ses contes bien traduits devraient avoir un succès fou en Angleterre; entre autres, il y en a un – le Philtre – qui selon moi est un chef-d’œuvre dans la terrible fantasque (sic).
Du reste, j’apprends des nouvelles de mes anciens amis, qui me prouvent que j’ai mieux résisté au temps que la plupart d’eux. Tieck doit être tout courbé et n’avoir de jeune que le feu de ses yeux et de ses saillies. Fichte, par suite d’une maladie, a eu le bras gauche desséché; cette main débile est réduite à la nullité, tandis que l’index de la main droite, comme autrefois, fait valoir sa vigueur par des démonstrations physiques impitoyables. Du reste, il vit à Berlin dans une grande déconsidération.
M. de Wetterstedt a vu la Comtesse de Voss à la cour de Strelitz, et elle l’a chargé de m’inviter à sa campagne, mais il me faudrait pour cela un loisir plus tranquille. Mad[ame] Bethmann m’a invité aussi à loger chez elle à Berlin, au cas que j’y vinsse. On ne m’a pourtant pas entièrement oublié.
Vous êtes bien bonne de penser à assurer mon avenir en Angleterre, mais je vous en prie, ne faites point de démarche encore; j’ai de l’aversion contre les sollicitations qui ne concernent pas des distinctions purement honorifiques. D’ailleurs, je dois me considérer comme appartenant au P[rince] R[oyal]. S’il réussit dans ses entreprises et que j’aye été à même de rendre des services, il n’oubliera pas de me récompenser. Du reste, j’ai été pauvre toute ma vie et je le resterai, je pense. C’est dans mon étoile.
Il m’importerait davantage de tirer mon frère de la situation où il est et où son mérite n’est pas apprécié comme il devrait l’être. Je voudrais le voir placé en Angleterre, auprès d’un Institut des études orientales. Malheureusement, il n’a aucune facilité pour parler l’anglois et cela ne s’acquiert plus à son âge. Il continuera donc de végéter à Vienne, et nous serons probablement pour toujours séparés l’un de l’autre.
Ce que vous me mandez sur le succès de mes écrits en Angleterre m’est fort agréable. J’ai l’idée d’y faire réimprimer la Comparaison des deux Phèdres. J’ai envoyé votre écrit sur le suicide à Berlin dans la même intention, parce qu’il en va paraître une traduction allemande. J’espère que la censure ne me fera point de difficultés, comme il m’est arrivé à l’égard de mes réflexions sur la politique de Danemark. Ils ont refusé l’impression de la traduction françoise parce qu’en parlant du Gouvern[emen]t Danois il y est dit du mal du despotisme en général. Que dites-vous de cela? L’esprit public des Prussiens est excellent aujourd’hui, – tout le monde s’accorde à leur rendre cette justice – mais celui du gouvernement n’est pas à la hauteur des circonstances, tant s’en faut; il est toujours atteint de ces mêmes faiblesses et vacillations qui ont perdu la monarchie, et si le mouvement national réussit, il doit être foncièrement réformé. Je pourrais vous citer là-dessus les témoignages de personnes qui connaissent cela de près. Je conviens volontiers de la même chose pour l’Autriche. En général, ce n’est que lorsque le monstre sera terrassé que le vrai travail et le plus difficile, de nous faire une nation, commencera.
Qu’est donc devenue cette caisse de livres que vous avez fait emballer, il y a déjà bien longtemps, pour l’envoyer en Angleterre? Tous vos écrits et ceux de votre père y étaient – les miens aussi – il est bon d’avoir cela et cependant on ne peut pas le traîner avec soi.
Le libraire Perthes s’est sauvé de Hambourg. Il a perdu toute sa fortune par sa proscription, mais il supporte cela en homme religieux comme il l’est. Si sa patrie n’est pas délivrée, il compte passer en Angleterre. Avec son activité et les connaissances solides qu’il a, ses établissements de librairie pourraient devenir un moyen de ranimer le commerce littéraire entre l’Angleterre et le continent. C’est un homme qu’il faut soutenir de toutes les façons. Ce misérable roi de Westphalie vient d’abolir l’Université de Halle parce qu’elle a montré des sentimens patriotiques. Que deviendra l’Allemagne si elle ne se lève pas bientôt toute entière pour écraser cette engeance? Je retourne demain à Stralsund parce que je veux parler au Pr[ince] avant notre grand départ. Le Cte de Brahé et Gyllenskold viennent de passer aujourd’hui. Le Pr[ince] a envoyé le premier pour complimenter Moreau au cas qu’il fût arrivé. M. de Noailles, qui était devenu camarade d’Albert, comme vous savez, est fort employé dans des messages, je pense qu’il fera bien son chemin.
Pozzo di Borgo depuis la conférence pour laquelle il a devancé le P[rince] R[oyal] est resté auprès de l’Empereur de Russie, et il a été fait général. Ses conseils et sa vigueur de volonté peuvent être fort utiles là-bas. Si la paix venait à se conclure, je pense qu’il retournerait en Angleterre et qu’il serait un des éléments de votre société. Il y aurait de quoi alimenter la conversation par les disputes; du moins moi, pendant que je le voyais tous les jours, j’étais constamment à couteau tiré avec lui sur tous les sujets excepté sur la politique. Il serait fort à souhaiter qu’il écrivit ses mémoires.
Cette lettre se ressent de l’armistice, et il me semble qu’elle ne finira qu’avec celui-ci. On est vraiment dans un état déplorable, lorsqu’on se trouve dans une petite ville où l’on ne connaît personne, séparé de sa société habituelle, qu’on ne sait pas se procurer des livres et que le mauvais temps vous empêche de courir les environs. En général, je suis si indolent qu’il me faut beaucoup d’aiguillon extérieur; par exemple, pour lire assidûment un livre, il faut que j’en voye 40.000 devant moi. Mais je suis devenu si indifférent à la vie que je me résigne même à l’ennui et que je ne fais plus d’efforts pour m’amuser, la chose ayant tant de fois manqué.
· Übersetzung , 03.08.1813
· Pange, Pauline de: August Wilhelm Schlegel und Frau von Staël. Eine schicksalhafte Begegnung. Nach unveröffentlichten Briefen erzählt von Pauline Gräfin de Pange. Dt. Ausg. von Willy Grabert. Hamburg 1940, S. 353‒361.
×
×