• August Wilhelm von Schlegel to Guillaume Favre

  • Place of Dispatch: Coppet · Place of Destination: Genf · Date: 13.05.1815
Edition Status: Single collated printed full text without registry labelling not including a registry
    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Guillaume Favre
  • Place of Dispatch: Coppet
  • Place of Destination: Genf
  • Date: 13.05.1815
  • Notations: Empfangsort erschlossen.
    Printed Text
  • Bibliography: Adert, Jules: Mélanges dʼhistoire littéraire par Guillaume Favre. Avec des lettres inédites dʼAuguste-Guillaume Schlegel et dʼAngelo Mai. Bd. 1. Genf 1856, S. LXXXIII‒LXXXV.
  • Incipit: „[6] Coppet, 13 mai 1815.
    [1] Votre lettre, Monsieur, ne contient dʼun bout à lʼautre que des notes que jʼignorais complétement. Cʼest [...]“
    Manuscript
  • Provider: Genf, Bibliothèque de Genève
  • Classification Number: Ms. suppl. 968, f. 34r-36v
  • Number of Pages: 3 S., hs. m. U.
    Language
  • French
[6] Coppet, 13 mai 1815.
[1] Votre lettre, Monsieur, ne contient dʼun bout à lʼautre que des notes que jʼignorais complétement. Cʼest immense ce quʼil y a à apprendre. Mais je suis un jeune homme de bonne volonté, et je me formerai.
Il est singulier que le Codex Argenteus se soit égaré si loin au nord. Jʼimagine que quelque roi ou chef des Francs, ayant fait ce butin dans une expédition en Italie ou en Aquitaine, en aura fait don au couvent de Werden. La copie peut avoir été écrite en Italie, en Espagne ou dans le midi de la France; mais la traduction elle-même appartient sans aucun doute aux Goths proprement dits, et puisquʼelle suit le texte grec, elle doit avoir été faite antérieurement à la conquête de Rome, lorsque les Goths nʼavaient des relations quʼavec lʼempire orietal. LʼÉvangile dʼUlphilas est un chef-dʼœuvre sous tous les rapports; il serait inconcevable quʼil eût été produit par un seul homme et dʼun seul jet, depuis lʼabc jusquʼaux termes théologiques les plus difficiles. Aussi je pense que cela se sera fait graduellement, et puisquʼon nous dit que les premiers Goths ont été convertis par les prêtres [2] grecs emmenés prisonniers lors de la défaite de Décius, il est probable que quelques savants grecs auront mis la main à lʼœuvre Il est arrivé quelque chose de semblable en Russie: cʼest aux missionnaires grecs que la langue russe doit un excellent alphabet et une culture précoce, tandis que les autres langues esclavones sont restées dans la barbarie et nʼont été écrites que fort tard.
Aucun autre ancien dialecte teutonique (excepté, mais beaucoup plus tard, lʼanglo-saxon) nʼa atteint la précision grammaticale de la langue gothique. En Allemagne on écrivait pour ainsi dire au hasard; chacun peignait les sons maladroitement à sa guise, et dʼaprès les variations infinies de la prononciation. Cʼest pourquoi Hickes a vainement essayé de donner la grammaire dʼune langue qui, du propre aveu dʼOtfried, nʼen avait pas.
Du reste, les Goths ont de beaucoup devancé les autres peuples teutoniques dans la civilisation. Cela vient, je pense, de ce quʼils nʼavaient point habité les rudes climats du Nord, et de ce que, peu de temps avant leur apparition sur la mer Noire, ils avaient été en contact avec les nations civilisées de lʼAsie. Le nom de famille de leurs rois, [3] Amali, est aussi bien indien quʼallemand. Je trouve aussi dans Ulphilas plusieurs termes indigènes pour désigner des productions méridionales.
On sʼest disputé si lʼÉvangile dʼUlphilas est écrit en allemand ou en suédois. Ce nʼest ni lʼun ni lʼautre, cʼest la mère commune des deux langues. Plus on remonte vers lʼorigine, et plus on voit les rayons divergents se rapprocher. Cependant il paraît que, dès la plus haute antiquité, les tribus germaniques se sont divisées en deux grandes branches: le bas allemand et le haut allemand; le dialecte des côtes et des plaines, et celui des montagnes, le saxon et le gothique. Le dialecte supérieur ne sʼest conservé que dans lʼallemand, lʼautre a produit les langues hollandaise, danoise, suédoise et anglaise.
Plusieurs savants, entre autres Adelung et mon frère, ont soutenu que les Francs proprement dits ont parlé un dialecte du bas allemand; mais je ne suis pas de leur avis, et je vous dirai pourquoi. La difficulté de fixer avec précision le dialecte que parlaient les Francs, lors de la conquête des Gaules, cʼest que nous nʼavons aucun écrit des temps mérovingiens, et dans lʼépoque carlovingienne le nom de langue francisque était devenu un terme général qui sʼétendait à tout [4] leur vaste empire. Alors le haut allemand était la langue dominante, parce quʼune quantité de nations de la branche supérieure avaient été nationalisées Francs.
De lʼépoque antérieure il ne nous reste que quelques mots épars, les noms propres et quelques faits historiques.
Jʼaperçois une nuance totalement différente dans les noms anglo-saxons, mais les noms francs ne se distinguent en rien des noms gothiques, et beaucoup dʼentre eux ne sauraient être expliqués que par Ulphilas.
Le pape Grégoire, en envoyant des missionnaires en Angleterre, demanda des interprètes à un évêque dʼAngoulême. Cela prouve-t-il que les Francs parlaient le même dialecte que les Saxons de lʼAngleterre? Non; il y avait deux colonies saxonnes en France, lʼune près de Nantes, lʼautre à Bayeux. Dans un capitulaire mérovingien sur la foire de Saint-Denis, il est question des Saxons qui la fréquentaient, etc.
Voici un autre fait. Le roi Chlodomer périt, étant tombé dans une troupe de Bourguignons qui lʼappelaient et lui criaient quʼils étaient des siens. Il ne put donc pas les distinguer par leur langage. Or, les Bourguignons parlaient la langue des Goths.
[5] Je conclus de tout ceci que les Francs parlaient un dialecte intermédiaire, mais bien plus rapproché de la langue gothique que de la langue saxonne.
Tout cela était destiné à être développé dans mes vues historiques sur la formation de la langue française, dont jʼai presque abandonné le projet.
Je pense quʼon ne peut guère insister sur la langue que parlent aujourdʼhui les Szekles, pour déterminer leur origine, puisquʼils ont été près de mille ans sous la domination des Hongrois. Mais le témoignage de lʼAnonyme de Bela, que les conquérants les ont trouvés établis dans le pays, et ont fait cause commune avec eux contre les Esclavons, compte pour beaucoup à mon gré. Ils étaient donc probablement des restes des Avares, et tout le moyen âge a constamment regardé des Huns, les Avares et les Hongrois comme une seule et même nation. Cette opinion est difficile à réfuter, puisque la langue des deux premiers est perdue. Klaproth prétend avoir trouvé autour du Caucase des Avares dont les noms propres ressemblaient à ceux des Huns.
Rabanus donne-t-il lʼalphabet dont il parle? Il ne peut entendre par Marcomanni que les habitants du Danemark ou ceux de la Marche [6] de Sleswic en particulier. Cependant nos vieux poëtes disent aussi la Marche norwégienne.
Les notices sur les Goths doivent se trouver dans le Mithridate dʼAdelung, dont je nʼai encore que le premier volume.
Je vous envoie avec beaucoup de remerciements le programme danois. Vous êtes bien bon de vous associer ainsi à toutes mes lubies érudites. Je vous entretiendrai une autre fois des traces de poésies nationales que je crois avoir trouvées dans les historiens mérovingiens. Une de ces histoires doit sʼêtre passée à Genève, et même à deux portes de chez vous.
Mme de Staël a différé sa course à Genève jusquʼà lundi; je pourrais bien lʼaccompagner. Je suis bien fâché quʼune cause aussi triste vous retienne chez vous. Jʼespère que Mme Favre et vos enfants se portent bien.
Tout à vous,
SCHLEGEL
[6] Coppet, 13 mai 1815.
[1] Votre lettre, Monsieur, ne contient dʼun bout à lʼautre que des notes que jʼignorais complétement. Cʼest immense ce quʼil y a à apprendre. Mais je suis un jeune homme de bonne volonté, et je me formerai.
Il est singulier que le Codex Argenteus se soit égaré si loin au nord. Jʼimagine que quelque roi ou chef des Francs, ayant fait ce butin dans une expédition en Italie ou en Aquitaine, en aura fait don au couvent de Werden. La copie peut avoir été écrite en Italie, en Espagne ou dans le midi de la France; mais la traduction elle-même appartient sans aucun doute aux Goths proprement dits, et puisquʼelle suit le texte grec, elle doit avoir été faite antérieurement à la conquête de Rome, lorsque les Goths nʼavaient des relations quʼavec lʼempire orietal. LʼÉvangile dʼUlphilas est un chef-dʼœuvre sous tous les rapports; il serait inconcevable quʼil eût été produit par un seul homme et dʼun seul jet, depuis lʼabc jusquʼaux termes théologiques les plus difficiles. Aussi je pense que cela se sera fait graduellement, et puisquʼon nous dit que les premiers Goths ont été convertis par les prêtres [2] grecs emmenés prisonniers lors de la défaite de Décius, il est probable que quelques savants grecs auront mis la main à lʼœuvre Il est arrivé quelque chose de semblable en Russie: cʼest aux missionnaires grecs que la langue russe doit un excellent alphabet et une culture précoce, tandis que les autres langues esclavones sont restées dans la barbarie et nʼont été écrites que fort tard.
Aucun autre ancien dialecte teutonique (excepté, mais beaucoup plus tard, lʼanglo-saxon) nʼa atteint la précision grammaticale de la langue gothique. En Allemagne on écrivait pour ainsi dire au hasard; chacun peignait les sons maladroitement à sa guise, et dʼaprès les variations infinies de la prononciation. Cʼest pourquoi Hickes a vainement essayé de donner la grammaire dʼune langue qui, du propre aveu dʼOtfried, nʼen avait pas.
Du reste, les Goths ont de beaucoup devancé les autres peuples teutoniques dans la civilisation. Cela vient, je pense, de ce quʼils nʼavaient point habité les rudes climats du Nord, et de ce que, peu de temps avant leur apparition sur la mer Noire, ils avaient été en contact avec les nations civilisées de lʼAsie. Le nom de famille de leurs rois, [3] Amali, est aussi bien indien quʼallemand. Je trouve aussi dans Ulphilas plusieurs termes indigènes pour désigner des productions méridionales.
On sʼest disputé si lʼÉvangile dʼUlphilas est écrit en allemand ou en suédois. Ce nʼest ni lʼun ni lʼautre, cʼest la mère commune des deux langues. Plus on remonte vers lʼorigine, et plus on voit les rayons divergents se rapprocher. Cependant il paraît que, dès la plus haute antiquité, les tribus germaniques se sont divisées en deux grandes branches: le bas allemand et le haut allemand; le dialecte des côtes et des plaines, et celui des montagnes, le saxon et le gothique. Le dialecte supérieur ne sʼest conservé que dans lʼallemand, lʼautre a produit les langues hollandaise, danoise, suédoise et anglaise.
Plusieurs savants, entre autres Adelung et mon frère, ont soutenu que les Francs proprement dits ont parlé un dialecte du bas allemand; mais je ne suis pas de leur avis, et je vous dirai pourquoi. La difficulté de fixer avec précision le dialecte que parlaient les Francs, lors de la conquête des Gaules, cʼest que nous nʼavons aucun écrit des temps mérovingiens, et dans lʼépoque carlovingienne le nom de langue francisque était devenu un terme général qui sʼétendait à tout [4] leur vaste empire. Alors le haut allemand était la langue dominante, parce quʼune quantité de nations de la branche supérieure avaient été nationalisées Francs.
De lʼépoque antérieure il ne nous reste que quelques mots épars, les noms propres et quelques faits historiques.
Jʼaperçois une nuance totalement différente dans les noms anglo-saxons, mais les noms francs ne se distinguent en rien des noms gothiques, et beaucoup dʼentre eux ne sauraient être expliqués que par Ulphilas.
Le pape Grégoire, en envoyant des missionnaires en Angleterre, demanda des interprètes à un évêque dʼAngoulême. Cela prouve-t-il que les Francs parlaient le même dialecte que les Saxons de lʼAngleterre? Non; il y avait deux colonies saxonnes en France, lʼune près de Nantes, lʼautre à Bayeux. Dans un capitulaire mérovingien sur la foire de Saint-Denis, il est question des Saxons qui la fréquentaient, etc.
Voici un autre fait. Le roi Chlodomer périt, étant tombé dans une troupe de Bourguignons qui lʼappelaient et lui criaient quʼils étaient des siens. Il ne put donc pas les distinguer par leur langage. Or, les Bourguignons parlaient la langue des Goths.
[5] Je conclus de tout ceci que les Francs parlaient un dialecte intermédiaire, mais bien plus rapproché de la langue gothique que de la langue saxonne.
Tout cela était destiné à être développé dans mes vues historiques sur la formation de la langue française, dont jʼai presque abandonné le projet.
Je pense quʼon ne peut guère insister sur la langue que parlent aujourdʼhui les Szekles, pour déterminer leur origine, puisquʼils ont été près de mille ans sous la domination des Hongrois. Mais le témoignage de lʼAnonyme de Bela, que les conquérants les ont trouvés établis dans le pays, et ont fait cause commune avec eux contre les Esclavons, compte pour beaucoup à mon gré. Ils étaient donc probablement des restes des Avares, et tout le moyen âge a constamment regardé des Huns, les Avares et les Hongrois comme une seule et même nation. Cette opinion est difficile à réfuter, puisque la langue des deux premiers est perdue. Klaproth prétend avoir trouvé autour du Caucase des Avares dont les noms propres ressemblaient à ceux des Huns.
Rabanus donne-t-il lʼalphabet dont il parle? Il ne peut entendre par Marcomanni que les habitants du Danemark ou ceux de la Marche [6] de Sleswic en particulier. Cependant nos vieux poëtes disent aussi la Marche norwégienne.
Les notices sur les Goths doivent se trouver dans le Mithridate dʼAdelung, dont je nʼai encore que le premier volume.
Je vous envoie avec beaucoup de remerciements le programme danois. Vous êtes bien bon de vous associer ainsi à toutes mes lubies érudites. Je vous entretiendrai une autre fois des traces de poésies nationales que je crois avoir trouvées dans les historiens mérovingiens. Une de ces histoires doit sʼêtre passée à Genève, et même à deux portes de chez vous.
Mme de Staël a différé sa course à Genève jusquʼà lundi; je pourrais bien lʼaccompagner. Je suis bien fâché quʼune cause aussi triste vous retienne chez vous. Jʼespère que Mme Favre et vos enfants se portent bien.
Tout à vous,
SCHLEGEL
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