Jʼai mille excuses à vous faire, Monsieur, des excuses fraîches, et dʼautres dʼancienne date. Ces dernières se rapportent encore à mon séjour à Paris. Je nʼai pas fait tout ce que jʼaurais dû faire pour vos recherches sur Alexandre. Cependant, je pourrais vous montrer un grand morceau sur lʼhistoire de Nectanabus, copié dʼun manuscrit que jʼai négligé de vous envoyer. Quand votre aimable lettre mʼest parvenue ici, jʼai cru avoir été prévenu, car depuis longtemps je mʼétais proposé de vous écrire. Je devais donc répondre tout de suite, mais il paraît que la négligence dans les correspondances les plus intéressantes est mon péché originel.
Je vous suis infiniment reconnaissant de votre extrait de mes observations. Les journaux français ont gardé sur mon écrit un silence dédaigneux ou modeste. M. Raynouard seul en a parlé dans le Journal des Savants. Jʼavais cru que nous composions naturellement notre public à nous deux. Vous voilà en tiers, et je vous félicite de cette association. Je reprendrai un jour les Troubadours et les recherches sur la formation de la langue française. Ici, je nʼai point eu de matériaux. Je viens de faire imprimer un petit morceau sur lʼétat actuel de la philologie indienne. Jʼai prié M. de Staël de vous en faire parvenir un exemplaire. Cʼest écrit en allemand; mais on pourrait le faire traduire, et je pense que cela ne serait pas déplacé dans la Bibliothèque Universelle.
Jʼai vu le nouveau spécimen dʼUlfilas. Jʼavais cru cette tâche impossible à remplir pour un éditeur étranger. Jʼai été étonné de voir M. Mai si bien au fait de la langue et de la grammaire gothiques. Je lui écrirai prochainement par votre entremise.
Jʼavais grande envie de passer les dernières vacances dʼautomne en Suisse, mais je prévoyais que mes amis quitteraient Coppet de bonne heure et dʼailleurs diverses occupations me retenaient ici. La vie professeur, en général, me plaît assez. Je trouve du plaisir à donner des cours; mais le climat de lʼAllemagne ne me convient pas, et vous nʼen serez pas étonné, si vous avez observé dʼoù le vent souffle. Si je la quittais, votre respectable patrie mʼattirerait assez, et je pourrais bien mʼy fixer. On mʼa fait autrefois la proposition dʼy travailler à lʼinstruction publique. Dans cette supposition, je ne demanderais quʼun titre honoraire pour me naturaliser et la faculté de donner des cours à mon choix. Faites-moi savoir si je puis me promettre un bon accueil. Croyez-vous que je trouverais un auditoire considérable à la longue? Jʼaurais un cercle de cours assez varié à offrir; des cours de littérature ancienne et moderne, de théorie et dʼhistoire des beaux-arts, dʼhistoire ancienne, dʼhistoire de la philosophie, etc.
Je nʼai pas besoin de vous dire que si je forme le projet de me fixer à Genève, lʼamitié que vous mʼavez toujours témoignée est pour moi lʼun des motifs les plus puissants. Jʼai bien envie de reprendre nos communications littéraires et savantes. Rien de plus rare chez un homme qui jouit de tous les avantages sociaux, que ce goût désintéressé des lumières et des études solides qui vous distingue.
Pardonnez-moi mon long silence, je vous en supplie, Monsieur, et ne prenez pas cette fois-ci votre revanche. Vous mʼobligerez infiniment par quelques lignes en réponse à ma question.
Dites milles choses de ma part à Messieurs Dumont, Sismondi, Pictet, et à tous ceux de vos compatriotes qui mʼont autrefois honoré de leur bienveillance.
Veuillez agréer, Monsieur, lʼassurance de ma haute considération et de mes sentiments les plus empressés.
A.-W. SCHLEGEL.