• August Wilhelm von Schlegel to Unbekannt

  • Place of Dispatch: Unknown · Place of Destination: Unknown · Date: [ca. 1827]
Edition Status: Single collated printed full text without registry labelling not including a registry
    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Unbekannt
  • Place of Dispatch: Unknown
  • Place of Destination: Unknown
  • Date: [ca. 1827]
  • Notations: Datum erschlossen. – Datierung durch Erscheinen der „Indischen Bibliothek“ 1827.
    Printed Text
  • Bibliography: Indische Bibliothek. Eine Zeitschrift. Hg. v. August Wilhelm von Schlegel. Bd. 2. Bonn 1827, S. 189–207.
  • Incipit: „Monsieur,
    J’ai mille excuses à Vous faire d’avoir tardé si long-temps à répondre à la lettre dont Vous m’avez honoré. Votre lettre [...]“
    Language
  • French
  • Greek
  • Latin
  • Hebrew
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Monsieur,
J’ai mille excuses à Vous faire d’avoir tardé si long-temps à répondre à la lettre dont Vous m’avez honoré. Votre lettre étant anonyme, je ne pouvais en effet Vous adresser individuellement ma réponse: mais j’avais la voie de l’impression dont je me sers aujourd’hui. Cependant je l’avoue, j’ai différé exprès: avant de prendre la plume, je désirais connaître le nom d’un savant qui prend en intérêt si vif à un genre de recherches qui n’intéressent qu’une fraction infiniment petite du public; un savant qui, s’étant fixé à des opinions contraires aux miennes, me communique ses objections avec tant de ménagement et d’urbanité.
Je m’imagine l’avoir deviné maintenant. Il m’est parvenu certaines thèses manuscrites qtte je fais imprimer au bas de Votre lettre. Tout me trompe, ou ces thèses, ainsi qu’un tableau comparatif d’un grand nombre de langues, publié il y a quelques années sans nom d’auteur, sont également de Votre main.
Si j’ai deviné juste, cela ne sera pas inutile pour donner une direction plus particulière à ma réponse; si je me suis trompé, Vous voudrez bien me tirer d’erreur.
Vous me reprochez, Monsieur, de n’être pas d’accord avec moi-même, et d’avoir avancé des thèses qui sont en contradiction l’une avec l’autre. Je tâcherai de m’expliquer cette fois-ci avec autant de précision qu’il me sera possible.
J’ai parlé d’une langue primitive du genre humain, mère commune de toutes les autres, seulement das la supposition d’autrui, et non pas dans la mienne, comme la construction le fait voir assez clairement.
Aujourd’hui, comme à l’époque aù j’ecrivis ces considérations générales sur l’étude de l’étymologie, je pense qu’il est impossible de ramener à une origine commune toutes les langues qui se parlent encore dans les différentes parties du globe, et les langues éteintes dont il existe des monuments écrits. Quand j’ai dit qu’il n’y a aucun moyen pour cela, j’ai entendu aucun moyen raisonnable, aucun qu’une saine critique puisse approuver. Car pour des machines étymologiques, moyennant lesquelles on peut tordre les mots dans tous les sens, et faire tout de tout, je ne doute nullement que l’on en puisse inventer de nouvelles. Mais cela n’est plus de saison: nous en avons eu suffisamment; l’étymologie a été assez long-temps un tâtonnement au hasard. Maintenant elle est à la veille de devenir une science: mais afin de la rendre digne de ce nom, il faut renoncer aux hypothèses arbitraires, il faut se résigner à ignorer ce qu’il est impossible de savoir, il faut se borner aux faits et aux conséquences qu’on peut en déduire légitimement.
Remarquez bien, Monsieur, qu’en niant que les langues aujourd’hui répandues sur le globe puissent être derivées d’une seule source, je ne préjuge rien sur l’unité généalogique du genre humain. Je n’ai garde d’entrer dans une controverse étrangère à mon sujet. Je soutiens l’indépendance absolue des récherches historiques de toute autorité étrangère, mais aussi j’évite soigneusement d’empiéter sur le terrain d’une autre science. Si quelque adversaire voulait soupçonner dans ma thèse quelque hérésie des Préadamites, des Coadamites, des Postadamites; ou peut-être toutes les trois à la fois, je lui opposerais la tour de Babel comme mon égide. De quelque manière qu’on veuille envisager cet antique et mémorable récit il coupe court à toute investigation de la langue ou des langues antédiluviennes.
S’il faut le prendre à la lettre, c’etoit un miracle qui a interrompu tout à coup le cours naturel des causes et des effets. La confusion des langues fut une transformation subite et universelle; elle ne ressemblait donc en rien à ces changemens graduels et partiels, que les langues éprouvent par le seul laps du temps, et plus encore par la fusion de plusieurs nations en une seule. Or pour remonter à une antiquité dont il ne nous reste ni monument ni témoignage, nous n’avons point d’autre moyen que de suivre en ordre inverse la série des causes et des effets, d’après les analogies que l’expérience nous fait connaître.
Si, au contraire, ce recit n’est qu’une tradition populaire, une fiction allégorique qui, d’un coté, se rattachait à un monument existant à Babylone, au temple, on plutôt à la pyramide de Belus; qui, d’autre part, fait allusion à un jeu de mot, à une étymologie hasardée du nom de Babel: l’on voit que dans ces temps si anciens, la diversité des langues était déjà si grande, même dans le petit cercle connu au peuple Hébreux, que l’on désespérait d’en pouvoir rendre compte par des voyes naturelles, en soutenant que toutes les nations descendaient d’une seule famille.
Vous m’opposez, Monsieur, une autorité illustre: celle de Hugo Grotius. Permettez moi, avant de passer outre, d’observer que ce grand homme dont j’admire le génie et révère le caractère, était assez mauvais étymologiste, comme il l’a fait voir par sa manière d’expliquer les noms propres des Goths, des Vandales et des Longobardes. (Nomina appellativa et verba, Gothica, Vandalica et Longobardica, quae in hoc volumine continentur, cum explicatione; inséré dans un racueil intitulé Historia Gothorum, etc.) Mais c’était plutôt la faute de son temps que la sienne.
Vous avez cité vaguement le passage en question: je me suis empressé de la retrouver dans le vaste recueil des oeuvres de Hugo Grotius, afin de voir dans quelle liaison ce savant avait énoncé sa thèse, dans quel sens il l’avait prise, et s’il avait fait connaître par des exemples ce qu’il entendait par ces traces éparses de la langue primitive. Vous n’ignorez pas, Monsieur, qu’à cette époque beaucoup de théologiens soutenaient fermement, ainsi que les adhérents de la loi Mosaïque, qu’Adam parlait dans le Paradis la langue hébraïque. Je vois avec plaisir que Hugo Grotius a jugé trés-sainement cette doctrine. Il reconnaît qu’un dialecte Phénicien ne saurait être considéré comme la langue mère de toutes les autres; que même chez les Hebreux, vu leur généalogie et leur origine étrangère, ce n’était qu’une langue adoptée par suite de leur établissement das la Paléstine.1)
D’après l’importance que Vous semblez attacher à Votre citation, j’étais curieux de connaître les raisons théologiques, philosophiques, ou historiques qui avaient engagé Hugo Grotius à affirmer qu’il se trouve des restes de la langue primitive dans toutes les langues humaines. J’ai été bien trompé dans mon attente: ce grand savant n’ajoute pas un mot de plus; il ne fournit pas la moindre preuve d’un fait supposé qui, pour être constaté, exigerait les recherches les plus vastes. Cependant un peu plus bas dans ses notes sur le même chapitre, verset 9, il donne un exemple. Il dit sur le mot Babel: „Videtur haec vox servata e primaeva, unde maneant istae in linguis variis: βαβάλιον (cunae) balbus, babil“. La langue primitive, selon lui, aurait donc été composée d’onomatopées. Depuis H. Grotius cette hypothèse a été reproduite bien des fois comme base d’une théorie générale de l’origine des langues. Mais les faits ne semblent pas la favoriser. Dans les langues les plus parfaites et le plus anciennement cultivées, vers lesquelles notre attention doit se diriger de préférence, les onomatopées ne sont qu’un léger accessoire; un hors-d’oeuvre pour ainsi dire, qui ne touche en rien au fond et à l’ensemble des racines; très-peu de ces mots grossièrement imitatifs par la répétition des mêmes lettres, ont été réçus dans le style classique. En revanche, dans les langues vivantes les mots de cette espèce naissent du jour au lendemain comme des champignons: le peuple en forme, les enfans en inventent à leur guise. Si le mot français babil, peut-être contracté de balbulus ou inventé à plaisir, est admis comme un reste de le langue primitive, les mots trictrac, brouhaha, lari-fari et mille autres semblables pourront aspirer au même honneur.
Vous pensez, Monsieur, que si notre siècle n’a pas encore réussi à ramener toutes les langues à une source commune, c’est faute de moyens, qu’un age postérieur pourrait bien se procurer. Vous entendez sans doute par-là une connaissance plus complette et plus exacte de toutes les langues parlées dans les cinq parties du monde, l’examen approfondi des livres écrits dans les langues mortes, la decouverte d’anciens monumens enfouis jusqu’ici, et le déchiffrement de ceux qui, depuis long-temps en notre possession, sont restés inintelligibles pour nous, comme par exemple les écritures égyptiennes, les inscriptions cunéiformes, les tables iguvines. Si vous en connaissez d’autres, je Vous prie de me les indiquer.
Ces études conduiront infailliblement à classer les langues d’une manière plus méthodique qu’il n’a été possible de le faire jusqu’à présent; quelquefois elles devront nous engager à élargir le cercle des peuples dont les langues sont reconnues appartenir à une même famille. Mais plus on pénétrera dans ces affinités si étonnantes qui, pour ainsi dire, nous fournissent une généalogie des nations, plus la ligne de demarcation deviendra tranchée entre les langues qui ne présentent aucune affinité mutuelle, et l’on verra d’autant plus clairement que tout passage de l’une à l’autre est impossible.
Les langues humaines sont infiniment variées par le matériel des mots; mais la dissemblance du système grammatical d’après lequel les langues des différentes classes sont construites, est encore bien plus essentielle, et, dans la supposition d’une origine commune, plus inconcevable.
Si l’on pouvait produire un exemple, attesté par l’histoire, d’une langue qui de la grammaire chinoise eût passé à une grammaire analogue à celle de la langue grecque, et d’une égale perfection, je Vous donnerais gain de cause, au moins pour la possibilité. La formation et le développement des langues les plus parfaites, remonte à une antiquité inconnue; c’est un mystère pour nous, qui semble appartenir à une autre phase de l’esprit humain. Les changemens de grammaire que nous pouvons observer dans les langues savamnient construites qui n’ont pas été fixées de bonne heure, ne sont que du déclin. Toutes les langues de nouvelle formation sont d’un rang inférieur aux langues anciennes dont le concours et la désorganisation leur a donné naissance: il a fallu suppléer par l’analyse et les circonlocutions aux formes grammaticales perdues. Je me réfère à ce que j’ai dit là-dessus dans mes Observations sur la langue provençale (pag. 24–30) et dans ma Bibliothèque Indienne. (Vol. Il., p. 28–30.)
Sur quoi se fonde Votre espérance qu’on arrivera dans la suite à des preuves plus évidentes de l’identité primitive de toutes les langues humaines? Vous croyez sans doute qu’en formant des vocabulaires d’un plus grand nombre d’idiomes, et des vocabulaires plus complets de ceux dont nous avons déjà quelque connaissance, on pourra y trouver un plus grand nombre de mots qui présenteront une certaine ressemblance dans leurs éléments et dans leur signification. C’est à présumer: selon le calcul des probabilités, les chances heureuses doivent augmenter en raison du nombre des combinaisons possibles. Mais pensez Vous que de tels rapprochements puissent conduire à un aussi vaste résultat?
Je me vois engagé ici à combattre de nouveau la neuvième thèse, contre laquelle j’ai déjà produit des arguments assez décisifs dans ma dissertation latine. Cela ne sera pas inutile, puisque de temps en temps nous voyons paraître des tableaux comparatifs des langues, redigés uniquemens d’aprés les vocabulaires. A mon avis, la comparaison des grammaires est non seulement infiniment plus importante que celle des mots; mais celle-ci ne saurait être entreprise avec une chance de succès, du moins à l’égard des langues dont l’origine nous est inconnue, que lorsqu’on a constaté par l’examen préalable des grammaires, qu’il existe une affinité entre les langues à comparer.
De ce que deux langues sont construites d’après le même système grammatical, mais sans analogie spéciale, il en résulte seulement qu’elles appartiennent à la même classe; mais la ressemblance des formes d’inflexion, des modes de dérivation, de ces élémens universels du langage qui entrent dans la composition de toutes les phrases, tels que les pronoms et les particules, prouvent une affinité de famille.
La grammaire n’est que la théorie des règles et des analogies que les nations observent et ont observées dans la formation et l’emploi de leurs langues: elle existe virtuellement, elle a régi le développement du langage depuis un temps immémorial, avant qu’aucun grammairien ne se soit avisé de la rédiger en corps de doctrine. Elle pénètre partout, c’est la loi organique qui, en dirigeant les fonctions vitales, assujetit à une certaine assimilation la matière auditive, si je puis m’exprimer ainsi, dont se compose le corps extérieur d’une langue.
Il s’ensuit que la forme des mots en grande partie dépend essentiellement de la grammaire.
Remarquez de plus que, les lois de l’inflexion, de la formation et de la dérivation étant suivies dans tous les cas analogues, chaque coïncidence grammaticale occupe un espace considérable dans les deux langues comparées, tandis que les ressemblances entre des mots isolés, parmi tant de milliers de combinaisons sont restreintes à une seule.
Les formes grammaticales changent aussi, et surtout elles s’usent avec le temps, à moins que les langues ne soyent fixées par des moyens artificiels. Cependant elles sont beaucoup plus stables que les mots, qui varient à l’infini et subissent des transformations à peine croyables, si l’on n’avait pas la preuve historique de leur identité. Ces changemens s’opèrent par le seul laps du temps dans les langues abandonnées à l’influence des causes naturelles sans être savamment cultivées; mais d’une manière bien plus marquée, lorsque, par le changement total dans la situation d’un peuple ou par le mêlange de plusieurs nations, l’époque d’une nouvelle formation arrive.
Les mots sont des individus à longue vie qui voyagent de siècle en siècle et souvent d’un bout du monde à l’autre. Au point ou nous les rencontrons, ils sont vraisemblablement à une distance immense de leur origine, et ont changé bien des fois de son et de sens. Car les transitions d’une signification à l’autre sont souvent tout aussi étonnantes que les changements survenus dans la composition des éléments, des consonnes, des voyelles, des aspirations, du nombre et de la quantité des syllabes, enfin dans la prononciation.
Il peut arriver que deux mots qui n’ont rien de commun dans leur origine, se rapprochent à un seul point de leur longue carrière, et que cette ressemblance, soit à l’égard du son, soit à l’égard de la signification, ne se fût pas encore manifestée, ou eût déjà disparu, si nous les eussions saisi à une autre époque.
Toute comparaison de mots isolés, entreprise sans connaissance de l’ensemble des langues, est donc superficielle et trompeuse.
L’analogie du Grèc et du Latin est frappante: elle a déjà été remarquée par Varron; elle prouve incontestablement une communauté d’origine. Cependant dans la comparaison de deux langues, dont le fond et la forme nous sont si bien connus, il est arrivé souvent à un savant philologue, H. J. Vossius, de confondre les lettres et syllabes derivatives avec la parti radicale du mot, et de fonder ses étymologies sur les prémières. Il est vrai que la grammaire grecque et latine, traitée avec un soin infini par les savans anciens et modernes, présente encore de grandes lacunes dans le chapitre de la formation des mots, et dans la théorie du système dérivatif.
L’analyse des mots et leur histoire, lorsqu’on peut la découvrir, font disparaître ces coïncidences accidentelles qui peuvent faire illusion au premier abord.
La ressemblance de deux mots dans des langues différentes n’est pas un fait simple, mais souvent un fait très-complexe, dont on ne peut tirer aucune induction sans l’avoir analysé autant que nos données le permettent.
Ce qui doit rendre encore plus circonspect, c’est que l’importation des mots étrangers dans la plupart des langues est bien plus forte qu’on ne le suppose généralement. Cette importation peut avoir lieu par le commerce, par les guerres, par des influences littéraires, réligieuses et politiques. Tout en voyant qu’elle existe, nous connaissons souvent trop imparfaitement l’histoire des peuples, pour en suivre les traces. De ce que je vois par exemple qu’une foule de nations nomment le à peu près comme nous, je me garderai bien d’en conclure qu’elles appartiennent à une même famille, ce qui peut-être serait contredit par l’histoire et les observations physiologiques; j’en conclus seulement que ces nations ont reçu le nom avec la chose, et qu’en dernier ressort l’art de gagner le sel leur vient de la même source.
Le connaissance de la grammaire est donc un préliminaire indispensable avant que l’on puisse procéder avec le secours du dictionnaire à des comparaisons spéciales. Toutefois la connaissance des langues puisée uniquement dans la grammaire et le dictionnaire, est encore très-imparfaite: pour en observer le génie, la vie, le mouvement, il faut les entendre parler, on les étudier dans les livres écrits.
Sous le rapport des moyens que nous avons de connaître les langues, on pourra les classer à peu près de la manière suivante:
1. Les langues parlées aujourd’hui ou jadis par des nations savantes, dont la littérature a été transmise à notre temps en totalité, ou en grande partie 2. Les langues littérairement cultivées, dont il ne nous reste que des fragmens plus au moins considérables. 3. Les langues parlées par des nations qui possèdent ou ont possédé l’art de l’écriture, mais sans l’appliquer autrement qu’aux besoins matériels de la vie, et sans faire des livres. 4. Les langues qui n’ont jamais été écrites par les indigènes, mais auxquelles de savans Européens ont adapté l’alphabet latin avec une certaine méthode, et pour l’enseignement desquels on a composé des livres élémentaires. 5. Les langues dont seulement un certain nombre de mots et de phrases ont été recueillis par les voyageurs avec ou sans le secours d’interprètes.
Les langues de la première classe sont comparativement en petit nombre. Malheureusement plusieurs langues des plus importantes de l’antiquité appartiennent à la seconde. La quatrième classe est devenue nombreuse depuis trois siècle par les travaux des missionnaires espagnols, portugais, italiens, français, allemands et anglais, dont le zèle meritoire dans la sainte cause de la réligion a servi en même temps à l’avancement de la science.
Toutefois, je ne me fierais par trop aux traductions des Saintes Écritures et d’autre livres de dévotion. Pour connaître le génie d’une langue, sa sphère et ses bornes, il faut voir quelles idées et quelle combinaisons d’idées un peuple est parvenu à exprimer sans secours étranger, avec l’organe de la pensée qui lui est propre. Les traducteurs, à force de fidélité littérale, pourraint bien avoir violenté l’usage; et dès-lors leurs traductions ne seraient pas comprises, ou ne serviraient qu’à répandre des idées erronées. Les respectables Société Bibliques, à cet ègard, on peut-être procédé quelquefois avec trop de précipitation.
L’Asie centrale et septentrionale, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanique recèlent encore une foule de langues qui appartiennent à la cinquième classe. Pour s’en occuper avec quelque espérance de succès dans l’étude comparative des langues, il faut attendre qu’elles ayent passé à la quatrième classe. L’on conçoit aisément que les voyageurs qui ont tâché de ramasser à la hâte quelques mots d’une langue inconnue, ont été sujets aux équivoques et aux méprises les plus étranges2). Probablement les sons mêmes la plupart du temps auront été mal fixés. Car notre alphabet defectueux ne suffit pas pour exprimer toutes les inflexions de la voix articulée, particulières à telle ou telle nation; et l’oreille saisit mal des sons entendus pour la prémière fois que l’on ne saurait prononcer soi-même. Vous voyez, Monsieur, combien il faut encore de travaux préparatoires, avant que l’on puisse passer en revue toutes les langues anciennes et moderne, afin de les ranger méthodiquement par ordres, par classe et par familles, selon les différens dégrés d’affiliation et de parenté collatérale. Si l’on veut arriver d’emblée au but, en sautant les degrés intermédiaires; surtout si, au lieu d’attendre les résultats de l’examen on les commande d’avance, si l’on veut de toute force trouver la confirmation d’une opinion favorite, on ne fera que des systèmes en l’air. L’exemple des Celtomanes et de tant d’autres étymologistes qui leur ressemblent doit nous servir d’avertissement. L’erreur commune à tous les Celtomanes était, de considérer le jargon de la Basse-Bretagne comme l’ancien et pur Celtique. Quelques-uns ont poussé leur hypothèse jusqu’à ériger ce diaclecte en langue primitive du genre humain; les autres se sont contentés de peupler, contre les témoignages de l’histoire, l’ancienne Europe uniquement de Celtes. Ils ont par conséquent dérivé hardiment le Grec, le Latin et l’Allemand du Bas-Breton, comme si cette dernière langue était la mère des autres, tandis que, selon moi, elle n’en est pas même la cousine à la mode de Bretagne.
Une méthode vraiment scientifique n’a été appliquée que depuis peu à l’étude comparée des langues et de leur formation. Mais déjà M. Raynouard en France, M. Rask en Danemarc, chez nous MM. W. de Humboldt, Bopp et Grimm, ont donné des modèles en ce genre que je m’estimerais heureux de pouvoir imiter.
J’ai été long dans mes explications sur le point principal: je pourrai repondre plus brièvement à vos autre objections. Vous pensez que doctus et sincerus, rudis et corruptus, ne s’accordent pas bien ensemble. Pardonnez-moi, Monsieur, l’histoire nous prouve que ces deux épithètes peuvent très bien s’appliques à la même langue. La langue romane rustique était une corruption du Latin dans les différentes provinces de l’empire romain; elle était rudis, un jargon grossier et informe, jusqu’à ce qu’il en sortît par la culture littéraire la langue provençale, italienne, espagnole et française. L’anglais, né de la corruption de l’Anglo-Saxon et du vieux Français, était rudis, grossier et informe, depuis l’invasion des Normands jusqu’au temps de Chaucer et au delà. Il en a été partout de même. – Sincerus dans la phrase citée n’est pas opposé à ornatus, fucatus, mais à mixtus, adulteratus.
La structure savante d’une langue me paraît une preuve de sa pureté, parce’que toutes les langues mixtes de formation récente, sont à cet égard bien inferieures aux langues anciennes dont elles sont issues, et dont la formation remonte à des temps inconnus. Au reste j’entends par langues savantes non pas celles qui ont été savamment cultivées, mais celles à la formation desquelles un instinct admirable a présidé, dont quelque fois des nations très-peu lettrées ont été douées. C’est ainsi qu’on peut dire que les mendians à Rome chantent savamment à quatre parties, quoiqu’ils ignorent la théorie de la musique et n’ayent jamais appris à lire une note. Les Goths n’avoient d’autre littérature que de la poésie: la traduction de l’Écriture par Ulfilas est probablement le premier livre en prose qu’ils ayent essayé de faire. Mais les formes d’inflexion et de dérivation sont très-savantes: les analogies y sont suivies avec une grande régularité, les nuances les plus délicates y sont distinguées. Sous ce rapport le Gothique est infiniment supérieur à l’Allemand moderne. En même temps c’est une langue simple: pour la déclinaison elle peut rivaliser avec le Grèc; mais la conjugaison est réduite à deux temps en deux modes: le présent et le prétérit de l’indicatif et du subjonctif. Les Goths n’avaient pas de futur et s’en passaient. Nous n’en avons pas non plus, mais nous avons appris à y suppléer par des verbes auxiliaires. Les distinctions grammaticales se sont constamment émoussées pendant quatorze siècles, comme M. Grimm l’a admirablement démontré; l’esprit analytique a réparé ces pertes par divers moyens. L’Allemand moderne est donc une langue peu savante dans sa structure, mais savamment cultivée; le Gothique était une langue originairement savante et simple en même temps. Veuilles agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

1) Hug. Grotii opera theologica. Tom. I. Annotationes ad Vetus Testamentum. pag. 10. Genes. Caput XI. 1. „Erat autem terra labii unius.“ Eam linguam Hebraei suam dicunt: Syri suam. At Hebraea lingua, lingua est עבריּימ advenarum e Chaldaea. Haec enim origo nominis Hebraeorum, non ab Hebero. Vide Josue. XXIV. 2. 3. Lingua igitur illa Hebraea Abrahami et ejus posterum incolatu in Cananaea, ad Cananaeam proprius semper propiusque accessit, nec differt a Punica, nisi dialecti quibusdam proprietatibus, ut a viris eruditissimis ostensum est. Quare verius, primaevam linguam nullibi puram exstare, sed reliquias ejus esse in linguis omnibus: nomina autem propria Adami, Evae, et caetera Hebraïco sermone à Mose expressa Hebraeorum causa eodem significatu qui in primaeva lingua fuerat.

2) L’on ne saurait s’exprimer là-dessus avec plus de force que ne le fait un voyageur, homme instruit et éclairé, qui en parle d’après sa propre expérience. J. Crawfurd History of the Indian Archipelago. Vol. II. p. 120. „It must be acknowledged, that, in general, there exist innumerable sources of error in any attempts to compile vocabularies of languages with which we are unacquaintes; from our own ignorance and unskilfulness, – from the carelessness, – incapacity, and apathy of the natives, and from the incompatibility of the idioms of the European and Indian languages. Ordinary voyagers are seldom or never to be trusted, and endless examples of the ridiculous blunders committed by them might be adduced.“
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Monsieur,
J’ai mille excuses à Vous faire d’avoir tardé si long-temps à répondre à la lettre dont Vous m’avez honoré. Votre lettre étant anonyme, je ne pouvais en effet Vous adresser individuellement ma réponse: mais j’avais la voie de l’impression dont je me sers aujourd’hui. Cependant je l’avoue, j’ai différé exprès: avant de prendre la plume, je désirais connaître le nom d’un savant qui prend en intérêt si vif à un genre de recherches qui n’intéressent qu’une fraction infiniment petite du public; un savant qui, s’étant fixé à des opinions contraires aux miennes, me communique ses objections avec tant de ménagement et d’urbanité.
Je m’imagine l’avoir deviné maintenant. Il m’est parvenu certaines thèses manuscrites qtte je fais imprimer au bas de Votre lettre. Tout me trompe, ou ces thèses, ainsi qu’un tableau comparatif d’un grand nombre de langues, publié il y a quelques années sans nom d’auteur, sont également de Votre main.
Si j’ai deviné juste, cela ne sera pas inutile pour donner une direction plus particulière à ma réponse; si je me suis trompé, Vous voudrez bien me tirer d’erreur.
Vous me reprochez, Monsieur, de n’être pas d’accord avec moi-même, et d’avoir avancé des thèses qui sont en contradiction l’une avec l’autre. Je tâcherai de m’expliquer cette fois-ci avec autant de précision qu’il me sera possible.
J’ai parlé d’une langue primitive du genre humain, mère commune de toutes les autres, seulement das la supposition d’autrui, et non pas dans la mienne, comme la construction le fait voir assez clairement.
Aujourd’hui, comme à l’époque aù j’ecrivis ces considérations générales sur l’étude de l’étymologie, je pense qu’il est impossible de ramener à une origine commune toutes les langues qui se parlent encore dans les différentes parties du globe, et les langues éteintes dont il existe des monuments écrits. Quand j’ai dit qu’il n’y a aucun moyen pour cela, j’ai entendu aucun moyen raisonnable, aucun qu’une saine critique puisse approuver. Car pour des machines étymologiques, moyennant lesquelles on peut tordre les mots dans tous les sens, et faire tout de tout, je ne doute nullement que l’on en puisse inventer de nouvelles. Mais cela n’est plus de saison: nous en avons eu suffisamment; l’étymologie a été assez long-temps un tâtonnement au hasard. Maintenant elle est à la veille de devenir une science: mais afin de la rendre digne de ce nom, il faut renoncer aux hypothèses arbitraires, il faut se résigner à ignorer ce qu’il est impossible de savoir, il faut se borner aux faits et aux conséquences qu’on peut en déduire légitimement.
Remarquez bien, Monsieur, qu’en niant que les langues aujourd’hui répandues sur le globe puissent être derivées d’une seule source, je ne préjuge rien sur l’unité généalogique du genre humain. Je n’ai garde d’entrer dans une controverse étrangère à mon sujet. Je soutiens l’indépendance absolue des récherches historiques de toute autorité étrangère, mais aussi j’évite soigneusement d’empiéter sur le terrain d’une autre science. Si quelque adversaire voulait soupçonner dans ma thèse quelque hérésie des Préadamites, des Coadamites, des Postadamites; ou peut-être toutes les trois à la fois, je lui opposerais la tour de Babel comme mon égide. De quelque manière qu’on veuille envisager cet antique et mémorable récit il coupe court à toute investigation de la langue ou des langues antédiluviennes.
S’il faut le prendre à la lettre, c’etoit un miracle qui a interrompu tout à coup le cours naturel des causes et des effets. La confusion des langues fut une transformation subite et universelle; elle ne ressemblait donc en rien à ces changemens graduels et partiels, que les langues éprouvent par le seul laps du temps, et plus encore par la fusion de plusieurs nations en une seule. Or pour remonter à une antiquité dont il ne nous reste ni monument ni témoignage, nous n’avons point d’autre moyen que de suivre en ordre inverse la série des causes et des effets, d’après les analogies que l’expérience nous fait connaître.
Si, au contraire, ce recit n’est qu’une tradition populaire, une fiction allégorique qui, d’un coté, se rattachait à un monument existant à Babylone, au temple, on plutôt à la pyramide de Belus; qui, d’autre part, fait allusion à un jeu de mot, à une étymologie hasardée du nom de Babel: l’on voit que dans ces temps si anciens, la diversité des langues était déjà si grande, même dans le petit cercle connu au peuple Hébreux, que l’on désespérait d’en pouvoir rendre compte par des voyes naturelles, en soutenant que toutes les nations descendaient d’une seule famille.
Vous m’opposez, Monsieur, une autorité illustre: celle de Hugo Grotius. Permettez moi, avant de passer outre, d’observer que ce grand homme dont j’admire le génie et révère le caractère, était assez mauvais étymologiste, comme il l’a fait voir par sa manière d’expliquer les noms propres des Goths, des Vandales et des Longobardes. (Nomina appellativa et verba, Gothica, Vandalica et Longobardica, quae in hoc volumine continentur, cum explicatione; inséré dans un racueil intitulé Historia Gothorum, etc.) Mais c’était plutôt la faute de son temps que la sienne.
Vous avez cité vaguement le passage en question: je me suis empressé de la retrouver dans le vaste recueil des oeuvres de Hugo Grotius, afin de voir dans quelle liaison ce savant avait énoncé sa thèse, dans quel sens il l’avait prise, et s’il avait fait connaître par des exemples ce qu’il entendait par ces traces éparses de la langue primitive. Vous n’ignorez pas, Monsieur, qu’à cette époque beaucoup de théologiens soutenaient fermement, ainsi que les adhérents de la loi Mosaïque, qu’Adam parlait dans le Paradis la langue hébraïque. Je vois avec plaisir que Hugo Grotius a jugé trés-sainement cette doctrine. Il reconnaît qu’un dialecte Phénicien ne saurait être considéré comme la langue mère de toutes les autres; que même chez les Hebreux, vu leur généalogie et leur origine étrangère, ce n’était qu’une langue adoptée par suite de leur établissement das la Paléstine.1)
D’après l’importance que Vous semblez attacher à Votre citation, j’étais curieux de connaître les raisons théologiques, philosophiques, ou historiques qui avaient engagé Hugo Grotius à affirmer qu’il se trouve des restes de la langue primitive dans toutes les langues humaines. J’ai été bien trompé dans mon attente: ce grand savant n’ajoute pas un mot de plus; il ne fournit pas la moindre preuve d’un fait supposé qui, pour être constaté, exigerait les recherches les plus vastes. Cependant un peu plus bas dans ses notes sur le même chapitre, verset 9, il donne un exemple. Il dit sur le mot Babel: „Videtur haec vox servata e primaeva, unde maneant istae in linguis variis: βαβάλιον (cunae) balbus, babil“. La langue primitive, selon lui, aurait donc été composée d’onomatopées. Depuis H. Grotius cette hypothèse a été reproduite bien des fois comme base d’une théorie générale de l’origine des langues. Mais les faits ne semblent pas la favoriser. Dans les langues les plus parfaites et le plus anciennement cultivées, vers lesquelles notre attention doit se diriger de préférence, les onomatopées ne sont qu’un léger accessoire; un hors-d’oeuvre pour ainsi dire, qui ne touche en rien au fond et à l’ensemble des racines; très-peu de ces mots grossièrement imitatifs par la répétition des mêmes lettres, ont été réçus dans le style classique. En revanche, dans les langues vivantes les mots de cette espèce naissent du jour au lendemain comme des champignons: le peuple en forme, les enfans en inventent à leur guise. Si le mot français babil, peut-être contracté de balbulus ou inventé à plaisir, est admis comme un reste de le langue primitive, les mots trictrac, brouhaha, lari-fari et mille autres semblables pourront aspirer au même honneur.
Vous pensez, Monsieur, que si notre siècle n’a pas encore réussi à ramener toutes les langues à une source commune, c’est faute de moyens, qu’un age postérieur pourrait bien se procurer. Vous entendez sans doute par-là une connaissance plus complette et plus exacte de toutes les langues parlées dans les cinq parties du monde, l’examen approfondi des livres écrits dans les langues mortes, la decouverte d’anciens monumens enfouis jusqu’ici, et le déchiffrement de ceux qui, depuis long-temps en notre possession, sont restés inintelligibles pour nous, comme par exemple les écritures égyptiennes, les inscriptions cunéiformes, les tables iguvines. Si vous en connaissez d’autres, je Vous prie de me les indiquer.
Ces études conduiront infailliblement à classer les langues d’une manière plus méthodique qu’il n’a été possible de le faire jusqu’à présent; quelquefois elles devront nous engager à élargir le cercle des peuples dont les langues sont reconnues appartenir à une même famille. Mais plus on pénétrera dans ces affinités si étonnantes qui, pour ainsi dire, nous fournissent une généalogie des nations, plus la ligne de demarcation deviendra tranchée entre les langues qui ne présentent aucune affinité mutuelle, et l’on verra d’autant plus clairement que tout passage de l’une à l’autre est impossible.
Les langues humaines sont infiniment variées par le matériel des mots; mais la dissemblance du système grammatical d’après lequel les langues des différentes classes sont construites, est encore bien plus essentielle, et, dans la supposition d’une origine commune, plus inconcevable.
Si l’on pouvait produire un exemple, attesté par l’histoire, d’une langue qui de la grammaire chinoise eût passé à une grammaire analogue à celle de la langue grecque, et d’une égale perfection, je Vous donnerais gain de cause, au moins pour la possibilité. La formation et le développement des langues les plus parfaites, remonte à une antiquité inconnue; c’est un mystère pour nous, qui semble appartenir à une autre phase de l’esprit humain. Les changemens de grammaire que nous pouvons observer dans les langues savamnient construites qui n’ont pas été fixées de bonne heure, ne sont que du déclin. Toutes les langues de nouvelle formation sont d’un rang inférieur aux langues anciennes dont le concours et la désorganisation leur a donné naissance: il a fallu suppléer par l’analyse et les circonlocutions aux formes grammaticales perdues. Je me réfère à ce que j’ai dit là-dessus dans mes Observations sur la langue provençale (pag. 24–30) et dans ma Bibliothèque Indienne. (Vol. Il., p. 28–30.)
Sur quoi se fonde Votre espérance qu’on arrivera dans la suite à des preuves plus évidentes de l’identité primitive de toutes les langues humaines? Vous croyez sans doute qu’en formant des vocabulaires d’un plus grand nombre d’idiomes, et des vocabulaires plus complets de ceux dont nous avons déjà quelque connaissance, on pourra y trouver un plus grand nombre de mots qui présenteront une certaine ressemblance dans leurs éléments et dans leur signification. C’est à présumer: selon le calcul des probabilités, les chances heureuses doivent augmenter en raison du nombre des combinaisons possibles. Mais pensez Vous que de tels rapprochements puissent conduire à un aussi vaste résultat?
Je me vois engagé ici à combattre de nouveau la neuvième thèse, contre laquelle j’ai déjà produit des arguments assez décisifs dans ma dissertation latine. Cela ne sera pas inutile, puisque de temps en temps nous voyons paraître des tableaux comparatifs des langues, redigés uniquemens d’aprés les vocabulaires. A mon avis, la comparaison des grammaires est non seulement infiniment plus importante que celle des mots; mais celle-ci ne saurait être entreprise avec une chance de succès, du moins à l’égard des langues dont l’origine nous est inconnue, que lorsqu’on a constaté par l’examen préalable des grammaires, qu’il existe une affinité entre les langues à comparer.
De ce que deux langues sont construites d’après le même système grammatical, mais sans analogie spéciale, il en résulte seulement qu’elles appartiennent à la même classe; mais la ressemblance des formes d’inflexion, des modes de dérivation, de ces élémens universels du langage qui entrent dans la composition de toutes les phrases, tels que les pronoms et les particules, prouvent une affinité de famille.
La grammaire n’est que la théorie des règles et des analogies que les nations observent et ont observées dans la formation et l’emploi de leurs langues: elle existe virtuellement, elle a régi le développement du langage depuis un temps immémorial, avant qu’aucun grammairien ne se soit avisé de la rédiger en corps de doctrine. Elle pénètre partout, c’est la loi organique qui, en dirigeant les fonctions vitales, assujetit à une certaine assimilation la matière auditive, si je puis m’exprimer ainsi, dont se compose le corps extérieur d’une langue.
Il s’ensuit que la forme des mots en grande partie dépend essentiellement de la grammaire.
Remarquez de plus que, les lois de l’inflexion, de la formation et de la dérivation étant suivies dans tous les cas analogues, chaque coïncidence grammaticale occupe un espace considérable dans les deux langues comparées, tandis que les ressemblances entre des mots isolés, parmi tant de milliers de combinaisons sont restreintes à une seule.
Les formes grammaticales changent aussi, et surtout elles s’usent avec le temps, à moins que les langues ne soyent fixées par des moyens artificiels. Cependant elles sont beaucoup plus stables que les mots, qui varient à l’infini et subissent des transformations à peine croyables, si l’on n’avait pas la preuve historique de leur identité. Ces changemens s’opèrent par le seul laps du temps dans les langues abandonnées à l’influence des causes naturelles sans être savamment cultivées; mais d’une manière bien plus marquée, lorsque, par le changement total dans la situation d’un peuple ou par le mêlange de plusieurs nations, l’époque d’une nouvelle formation arrive.
Les mots sont des individus à longue vie qui voyagent de siècle en siècle et souvent d’un bout du monde à l’autre. Au point ou nous les rencontrons, ils sont vraisemblablement à une distance immense de leur origine, et ont changé bien des fois de son et de sens. Car les transitions d’une signification à l’autre sont souvent tout aussi étonnantes que les changements survenus dans la composition des éléments, des consonnes, des voyelles, des aspirations, du nombre et de la quantité des syllabes, enfin dans la prononciation.
Il peut arriver que deux mots qui n’ont rien de commun dans leur origine, se rapprochent à un seul point de leur longue carrière, et que cette ressemblance, soit à l’égard du son, soit à l’égard de la signification, ne se fût pas encore manifestée, ou eût déjà disparu, si nous les eussions saisi à une autre époque.
Toute comparaison de mots isolés, entreprise sans connaissance de l’ensemble des langues, est donc superficielle et trompeuse.
L’analogie du Grèc et du Latin est frappante: elle a déjà été remarquée par Varron; elle prouve incontestablement une communauté d’origine. Cependant dans la comparaison de deux langues, dont le fond et la forme nous sont si bien connus, il est arrivé souvent à un savant philologue, H. J. Vossius, de confondre les lettres et syllabes derivatives avec la parti radicale du mot, et de fonder ses étymologies sur les prémières. Il est vrai que la grammaire grecque et latine, traitée avec un soin infini par les savans anciens et modernes, présente encore de grandes lacunes dans le chapitre de la formation des mots, et dans la théorie du système dérivatif.
L’analyse des mots et leur histoire, lorsqu’on peut la découvrir, font disparaître ces coïncidences accidentelles qui peuvent faire illusion au premier abord.
La ressemblance de deux mots dans des langues différentes n’est pas un fait simple, mais souvent un fait très-complexe, dont on ne peut tirer aucune induction sans l’avoir analysé autant que nos données le permettent.
Ce qui doit rendre encore plus circonspect, c’est que l’importation des mots étrangers dans la plupart des langues est bien plus forte qu’on ne le suppose généralement. Cette importation peut avoir lieu par le commerce, par les guerres, par des influences littéraires, réligieuses et politiques. Tout en voyant qu’elle existe, nous connaissons souvent trop imparfaitement l’histoire des peuples, pour en suivre les traces. De ce que je vois par exemple qu’une foule de nations nomment le à peu près comme nous, je me garderai bien d’en conclure qu’elles appartiennent à une même famille, ce qui peut-être serait contredit par l’histoire et les observations physiologiques; j’en conclus seulement que ces nations ont reçu le nom avec la chose, et qu’en dernier ressort l’art de gagner le sel leur vient de la même source.
Le connaissance de la grammaire est donc un préliminaire indispensable avant que l’on puisse procéder avec le secours du dictionnaire à des comparaisons spéciales. Toutefois la connaissance des langues puisée uniquement dans la grammaire et le dictionnaire, est encore très-imparfaite: pour en observer le génie, la vie, le mouvement, il faut les entendre parler, on les étudier dans les livres écrits.
Sous le rapport des moyens que nous avons de connaître les langues, on pourra les classer à peu près de la manière suivante:
1. Les langues parlées aujourd’hui ou jadis par des nations savantes, dont la littérature a été transmise à notre temps en totalité, ou en grande partie 2. Les langues littérairement cultivées, dont il ne nous reste que des fragmens plus au moins considérables. 3. Les langues parlées par des nations qui possèdent ou ont possédé l’art de l’écriture, mais sans l’appliquer autrement qu’aux besoins matériels de la vie, et sans faire des livres. 4. Les langues qui n’ont jamais été écrites par les indigènes, mais auxquelles de savans Européens ont adapté l’alphabet latin avec une certaine méthode, et pour l’enseignement desquels on a composé des livres élémentaires. 5. Les langues dont seulement un certain nombre de mots et de phrases ont été recueillis par les voyageurs avec ou sans le secours d’interprètes.
Les langues de la première classe sont comparativement en petit nombre. Malheureusement plusieurs langues des plus importantes de l’antiquité appartiennent à la seconde. La quatrième classe est devenue nombreuse depuis trois siècle par les travaux des missionnaires espagnols, portugais, italiens, français, allemands et anglais, dont le zèle meritoire dans la sainte cause de la réligion a servi en même temps à l’avancement de la science.
Toutefois, je ne me fierais par trop aux traductions des Saintes Écritures et d’autre livres de dévotion. Pour connaître le génie d’une langue, sa sphère et ses bornes, il faut voir quelles idées et quelle combinaisons d’idées un peuple est parvenu à exprimer sans secours étranger, avec l’organe de la pensée qui lui est propre. Les traducteurs, à force de fidélité littérale, pourraint bien avoir violenté l’usage; et dès-lors leurs traductions ne seraient pas comprises, ou ne serviraient qu’à répandre des idées erronées. Les respectables Société Bibliques, à cet ègard, on peut-être procédé quelquefois avec trop de précipitation.
L’Asie centrale et septentrionale, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanique recèlent encore une foule de langues qui appartiennent à la cinquième classe. Pour s’en occuper avec quelque espérance de succès dans l’étude comparative des langues, il faut attendre qu’elles ayent passé à la quatrième classe. L’on conçoit aisément que les voyageurs qui ont tâché de ramasser à la hâte quelques mots d’une langue inconnue, ont été sujets aux équivoques et aux méprises les plus étranges2). Probablement les sons mêmes la plupart du temps auront été mal fixés. Car notre alphabet defectueux ne suffit pas pour exprimer toutes les inflexions de la voix articulée, particulières à telle ou telle nation; et l’oreille saisit mal des sons entendus pour la prémière fois que l’on ne saurait prononcer soi-même. Vous voyez, Monsieur, combien il faut encore de travaux préparatoires, avant que l’on puisse passer en revue toutes les langues anciennes et moderne, afin de les ranger méthodiquement par ordres, par classe et par familles, selon les différens dégrés d’affiliation et de parenté collatérale. Si l’on veut arriver d’emblée au but, en sautant les degrés intermédiaires; surtout si, au lieu d’attendre les résultats de l’examen on les commande d’avance, si l’on veut de toute force trouver la confirmation d’une opinion favorite, on ne fera que des systèmes en l’air. L’exemple des Celtomanes et de tant d’autres étymologistes qui leur ressemblent doit nous servir d’avertissement. L’erreur commune à tous les Celtomanes était, de considérer le jargon de la Basse-Bretagne comme l’ancien et pur Celtique. Quelques-uns ont poussé leur hypothèse jusqu’à ériger ce diaclecte en langue primitive du genre humain; les autres se sont contentés de peupler, contre les témoignages de l’histoire, l’ancienne Europe uniquement de Celtes. Ils ont par conséquent dérivé hardiment le Grec, le Latin et l’Allemand du Bas-Breton, comme si cette dernière langue était la mère des autres, tandis que, selon moi, elle n’en est pas même la cousine à la mode de Bretagne.
Une méthode vraiment scientifique n’a été appliquée que depuis peu à l’étude comparée des langues et de leur formation. Mais déjà M. Raynouard en France, M. Rask en Danemarc, chez nous MM. W. de Humboldt, Bopp et Grimm, ont donné des modèles en ce genre que je m’estimerais heureux de pouvoir imiter.
J’ai été long dans mes explications sur le point principal: je pourrai repondre plus brièvement à vos autre objections. Vous pensez que doctus et sincerus, rudis et corruptus, ne s’accordent pas bien ensemble. Pardonnez-moi, Monsieur, l’histoire nous prouve que ces deux épithètes peuvent très bien s’appliques à la même langue. La langue romane rustique était une corruption du Latin dans les différentes provinces de l’empire romain; elle était rudis, un jargon grossier et informe, jusqu’à ce qu’il en sortît par la culture littéraire la langue provençale, italienne, espagnole et française. L’anglais, né de la corruption de l’Anglo-Saxon et du vieux Français, était rudis, grossier et informe, depuis l’invasion des Normands jusqu’au temps de Chaucer et au delà. Il en a été partout de même. – Sincerus dans la phrase citée n’est pas opposé à ornatus, fucatus, mais à mixtus, adulteratus.
La structure savante d’une langue me paraît une preuve de sa pureté, parce’que toutes les langues mixtes de formation récente, sont à cet égard bien inferieures aux langues anciennes dont elles sont issues, et dont la formation remonte à des temps inconnus. Au reste j’entends par langues savantes non pas celles qui ont été savamment cultivées, mais celles à la formation desquelles un instinct admirable a présidé, dont quelque fois des nations très-peu lettrées ont été douées. C’est ainsi qu’on peut dire que les mendians à Rome chantent savamment à quatre parties, quoiqu’ils ignorent la théorie de la musique et n’ayent jamais appris à lire une note. Les Goths n’avoient d’autre littérature que de la poésie: la traduction de l’Écriture par Ulfilas est probablement le premier livre en prose qu’ils ayent essayé de faire. Mais les formes d’inflexion et de dérivation sont très-savantes: les analogies y sont suivies avec une grande régularité, les nuances les plus délicates y sont distinguées. Sous ce rapport le Gothique est infiniment supérieur à l’Allemand moderne. En même temps c’est une langue simple: pour la déclinaison elle peut rivaliser avec le Grèc; mais la conjugaison est réduite à deux temps en deux modes: le présent et le prétérit de l’indicatif et du subjonctif. Les Goths n’avaient pas de futur et s’en passaient. Nous n’en avons pas non plus, mais nous avons appris à y suppléer par des verbes auxiliaires. Les distinctions grammaticales se sont constamment émoussées pendant quatorze siècles, comme M. Grimm l’a admirablement démontré; l’esprit analytique a réparé ces pertes par divers moyens. L’Allemand moderne est donc une langue peu savante dans sa structure, mais savamment cultivée; le Gothique était une langue originairement savante et simple en même temps. Veuilles agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

1) Hug. Grotii opera theologica. Tom. I. Annotationes ad Vetus Testamentum. pag. 10. Genes. Caput XI. 1. „Erat autem terra labii unius.“ Eam linguam Hebraei suam dicunt: Syri suam. At Hebraea lingua, lingua est עבריּימ advenarum e Chaldaea. Haec enim origo nominis Hebraeorum, non ab Hebero. Vide Josue. XXIV. 2. 3. Lingua igitur illa Hebraea Abrahami et ejus posterum incolatu in Cananaea, ad Cananaeam proprius semper propiusque accessit, nec differt a Punica, nisi dialecti quibusdam proprietatibus, ut a viris eruditissimis ostensum est. Quare verius, primaevam linguam nullibi puram exstare, sed reliquias ejus esse in linguis omnibus: nomina autem propria Adami, Evae, et caetera Hebraïco sermone à Mose expressa Hebraeorum causa eodem significatu qui in primaeva lingua fuerat.

2) L’on ne saurait s’exprimer là-dessus avec plus de force que ne le fait un voyageur, homme instruit et éclairé, qui en parle d’après sa propre expérience. J. Crawfurd History of the Indian Archipelago. Vol. II. p. 120. „It must be acknowledged, that, in general, there exist innumerable sources of error in any attempts to compile vocabularies of languages with which we are unacquaintes; from our own ignorance and unskilfulness, – from the carelessness, – incapacity, and apathy of the natives, and from the incompatibility of the idioms of the European and Indian languages. Ordinary voyagers are seldom or never to be trusted, and endless examples of the ridiculous blunders committed by them might be adduced.“
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