Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 1er décembre, avec votre envoi, dont je vous suis infiniment reconnaissant. Je ne m’étais point flatté que mes réflexions pussent mériter votre attention. Il y a nombre d’années que j’ai commencé un essai sur les Mille et une nuits, et autres contes orientaux. Ce travail en est resté là: la lecture de votre Mémoire m’a donné une nouvelle envie de le reprendre avec des recherches plus approfondies. Il est toujours glorieux de tenir tête à un illustre adversaire, dût-on même essuyer une défaite. D’ailleurs, c’est une belle matière disputable; et quoique le sujet puisse paraître frivole à un observateur superficiel, il touche à plusieurs points importants de l’histoire des littératures, des mœurs et des croyances religieuses.
Mon opinion s’était formée indépendamment du témoignage de Maçoudi, dont je n’eus connaissance que plus tard; les doutes que vous élevez sur l’authenticité de ce passage n’ont donc pu la changer. Je serais presque bien aise que vos arguments, à cet égard, fussent reconnus pour invincibles: car, après avoir renvoyé les auxiliaires, l’on est d’autant plus à même d’éprouver la force de ses propres troupes.
Néanmoins, monsieur, je vois avec une grande satisfaction que mon opinion n’est pas en tout point opposée à la vôtre. Vous réfutez l’hypothèse de M. Caussin de Perceval; j’avais fait de même dans mon essai inédit. Seulement vous avez fait grâce à ce savant de sa supposition la plus incroyable, c’est-à-dire que l’auteur primitif des Mille et une nuits aurait emprunté à l’Arioste l’histoire de Joconde. Un Arabe du seizième siècle, versé dans la littérature classique des Italiens, et lisant au fin fond de la Syrie Roland furieux, un livre que tout vrai croyant doit avoir en horreur, cela est difficile à imaginer. En outre, cela aurait eu lieu avant 1548, et la première édition complète de Roland furieux date de 1530. La célébrité de cet ouvrage ne s’était pas encore répandue au-delà de l’Italie, et il n’en existait aucune traduction.
Ces deux thèses que vous réfutez: 1˚ que le livre dont parle Maçoudi est absolument identique pour le contenu et le style avec celui que nous avons; et 2° que c’est une traduction littérale et fidèle dans tous les détails, d’un livre indien ou persan, ne sauraient soutenir l’examen d’une critique sévère. Mais MM. Langlès et de Hammer ont-ils en effet émis cette opinion? Pour ma part, je suis si éloigné de réclamer la totalité pour l’Inde, que je protesterais plutôt, si on voulait lui en faire cadeau. J’ai dit dans l’Almanach royal de Berlin (1829) que j’entreprendrais de distingner, seulement par le caractère de la fiction, les contes originairement arabes, persans et indiens, et j’ai indiqué quelques marques distinctives. Mais je pense que l’encadrement et le fond de la plupart des contes de fées proprement dits, ainsi que plusieurs contes plaisants et à intrigue, sont d’invention indienne parce que tout cela ressemble prodigieusement à des compositions sanscrites que nous connaissons. Tels sont les trente-deux contes des statues magiques autour du trône de Vicramâditya, les vingt-cinq contes de la carcasse possédée, et les soixante-dix contes du perroquet (Sinhâsana-dvatrinçatî, Vêtâla-panchavinçati et Suka-saplatî). Parmi les apologues du Hitôpadêça il y a aussi des contes de fées et des fabliaux mais on y voit particulièrement l’artifice de l’emboîtement.
Les mahométans rigoureux ont dû voir, ce me semble, d’un mauvais œil la publication des Mille et une nuits, que ce fût un original ou une imitation. Car, il faut l’avouer, lorsqu’on a peuplé le monde d’une telle foule d’êtres surnaturels et puissants de diverses espèces, il n’y a plus qu’un pas à faire pour arriver au polythéisme. Les premiers rédacteurs ont donc dû éviter de trop choquer les vrais croyants. Ils auront élagué soigneusement l’intervention des dieux. Mais ils ne pouvaient pas ôter les demi-dieux et toute cette démanologie, parce qu’elle étai la source féconde du merveilleux.
L’intervention fréquente des dieux dans les originaux n’est pas une supposition gratuite. Parmi les contes insérés par M. Gaultier, il y en a un où Vishnou paraît en personne. (Tome I, p. 133.) Dans le même conte, le brahmane Padmanâbha porte un nom vraiment classique: c’est une épithète de Vishnou; le brahmane qui donna des leçons au pasteur hollandais Roger, s’appelait ainsi. Ce qui est dit du sanscrit (p. 122), que c’est la langue des mages des Indes, de Siam et de la Chine, semblerait erroné; mais cela est vrai par rapport au rituel des bouddhistes, transporté à la Chine en sanscrit pur, et à Siam en pali, qui n’en est qu’un dialecte. Ces traits d’érudition m’étonnent de la part d’un rédacteur turc ou arabe, qui, au reste, y a fait des changements bien absurdes: un brahmane qui vient salis motif à Damas, et qui se lie d’amitié avec un cabaretier, ce qui lui aurait fait perdre sa caste, etc. Le conte est mauvais, je voudrais pouvoir le récuser: mais je suis forcé d’admettre qu’il a passé de la bouche ou du livret d’un conteur indien en Syrie, en Turquie, en Égypte, et que sais-je ? peut-être à Tunis, à Fez et à Maroc.
Si vous voulez prendre la peine, monsieur, de comparer l’histoire de Vîravara, dans le troisième livre du Hitôpadêça, avec le second conte du livre du perroquet
(Touti-Nameh), vous verrez comment un musulman orthodoxe gâte un beau conte pour en effacer les traces du polythéisme. Cette histoire se retrouve encore dans les vingt-cinq contes de la carcasse possédée; ainsi nous l’avons trois fois en langue sanscrite. Les conteurs indiens aussi se sont pillés les uns les autres, ou ils ont cru que des fabliaux populaires et favoris leur appartenaient à tous en commun.
Que les imitateurs arabes aient traité l’original fort arbitrairement, qu’ils l’aient adapté, tant bien que mal, aux idées de leurs compatriotes, cela va sans dire. En effet, il ne fallait pas un grand effort d’esprit pour substituer l’Alcoran aux Vêdas; Salomon fils de David à Visvâmitra fils de Gâdhi, ou à quelque autre saint miraculeux de la mythologie brahmanique; Bagdad à Ujjayinî; enfin Haroun-Alrachid à Vicramâditya. Le rédacteur moderne qui, le premier, a inséré le nom de ce calife, au moins aurait dû effacer les deux premiers mots du livre: « Les chroniques des Sassaniens, » avec lesquels toutes les mentions de l’islamisme forment un anachronisme palpable.
Vous citez dans le conte du pêcheur les hommes de quatre religions différentes, changés en poissons d’autant de couleurs. Cette substitution n’est pas trop maladroite, mais j’y ai reconnu d’abord les quatre castes de l’Inde. Comme le mot sanscrit pour caste, varna, signifie en même temps couleur, dans ma supposition la métamorphose était préparée par un jeu de mots.
Le médecin Douban empoisonne le roi au moyen d’un manuscrit. Dans l’Inde, en effet, pour prévenir les ravages des fourmis blanches, on enduit souvent les manuscrits d’orpiment jaune qui est un poison violent; il y a plusieurs manuscrits de cette espèce à la biblothèque du roi. Cela se pratique-t-il également en pays de langue arabe ? –
Les Mille et une nuits se composent de matériaux fort hétérogènes; l’interpolation est manifeste. Le cadre, étant trop large, s’y prêtait. lt ne s’agit que de tenir toujours en suspens la curiosité du sultan. Pour peu que le premier inventeur ait été habile dans son métier, il se sera imposé la condition de lier tous les contes les uns aux autres. Dès que le fil de la narration eut été rompu, à chaque point où une nouvelle série commence, la porte fut ouverte à toutes les interpolations, qui n’ont pas manqué d’arriver. Galland a suivi le mauvais exemple de ses prédécesseurs asiatiques , en intercalant Sindbâd le marin. Ce livre n’a rien à démêler ni avec l’Inde ni avec les Mille et une nuits. Les fictions, si tant est qu’elles méritent ce nom, y sont puisées principalement à des sources grecques, ainsi que celles de plusieurs voyages merveilleux, répandus fort anciennement dans l’Occident, tels que la légende de saint Brandanus, le duc Ernest de Souabe, etc. M. Gaultier a inséré le Dolopatos, ouvrage ancien et incontestablement d’origine indienne: mais c’est un Dolopatos horriblement falsifié. M. de Hammer a déterré en Égypte des anecdotes la plupart plates et de mauvais goût. Il est difficile de prévoir où cela finira, mais on peut être assuré d’avance que l’edition la plus volumineuse des Mille et une nuits sera aussi la plus mauvaise.
Vous voyez donc, monsieur, que je suis entièrement de votre avis sur la valeur des nouvelles additions.
Le génie de l’invention est bien rare; le talent de développer, de varier, d’orner même, est beaucoup plus commun. L’histoire littéraire des contes amusants en fait foi. Ce n’est qu’une longue suite de plagiats. Souvent on a découvert l’origine d’une fiction non-seulement fort loin du pays où elle s’était présentée d’abord à nous, mais aussi à l’intervalle d’un grand nombre de siècles. Entre deux pays la question de l’originalité ou de l’imitation peut être douteuse; mais la chronologie, bien constatée, est décisive.
A mon avis, le récit que le vezir fait à Schehérezade, pour la détourner de son projet, le premier après celui de l’encadrement, est un des plus jolis contes de tout le recueil. Eh bien! tous les traits saillants de cette fiction: – la faculté d’entendre de langage des animaux, la condition qui y est attachée, l’éclat de rire, le caprice de la femme, – sont déjà dans Je Râmâyana. Voyez l’edition de Serampore, Vol. II, p. 352 – 354; le même récit se trouve sans variante dans la mienne, Lib. II, cap. XXXV, p. 17 – 24.
Je crains de vous avoir importuné, monsieur: je m’aperçois que j’ai commencé d’écrire une dissertation au lieu d’une lettre. J’espère que mon motif m’excusera à vos yeux. Je voudrais vous persuader que, si je persiste dans mon opinion, après avoir eu connaissance de la vôtre, ce n’est pas par une prévention aveugle.
Veuillez agréer, monsieur, l’hommage de mon respect et de la considération très-distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc., etc.
BONN, 20 Janvier 1833.