Vous mʼaurez peut-être déjà accusé de négligence, Monsieur; cependant, il nʼy a pas de ma faute. Lorsque jʼai reçu votre lettre, les vacances avaient commencé à la bibliothèque royale; elle reste fermée jusquʼà la mi-octobre. Il mʼa donc fallu recourir à la complaisance de Messieurs Langlès et Hase qui ont monté exprès à la salle des manuscrits. Le manuscrit 4880 se trouve aussi être défectueux au commencement, mais un autre N° 4877 est complet. Ce dernier est un manuscrit superbe, en grands caractères fort lisibles, presque sans abréviations et très-correct: il est indubitablement du treizième siècle; tandis que le manuscrit 4880 fourmille de fautes et dʼabréviations. Mais dans le N° 4877, la vie dʼAlexandre occupe beaucoup moins dʼespace que dans le N° 4880; lʼun est un abrégé ou lʼautre une amplification; cela ne saurait se décider que par la comparaison avec lʼoriginal grec, dont il se trouve plusieurs manuscrits, parmi lesquels il y en a un du onzième siècle, dʼaprès lʼopinion de M. Hase.
Jʼai déjà copié pour vous une fort jolie histoire [2] des amours de Nectanabus et dʼOlympias dans le N° 4877; je copierai aussi la partie qui se trouve de plus dans le N° 4880 que dans lʼédition de Mai. Je nʼai pas encore pu attraper son livre: Millin lʼa, mais il lʼa prêté à un ami qui est à la campagne; peut-être lʼaurai-je de Visconti qui vient de revenir à Paris, et que je nʼai pas encore pu voir.
Je pourrais vous envoyer tout de suite ma copie faite, mais je la garde jusquʼà ce que jʼaurais tout compulsé. Je vous prie donc de patienter; cela serait bien plus vite achevé, si je pouvais aller tous les jours à la bibliothèque; il est impossible de faire venir tous les manuscrits en question chez soi. Dʼailleurs, je crains que tout cela ne soit un peu trop ample dʼérudition pour la Bibliothèque Universelle. Au reste, il me semble, seulement dʼaprès ce que jʼai vu, que lʼabbé Mai a agi avec une singulière précipitation, et nʼa point montré lʼétendue de connaissances quʼon peut exiger dʼun éditeur de pièces inédites. Quand on publie un ἀνέκδοτον, qui lʼest resté précisément à cause de sa valeur médiocre, il faudrait au moins donner quelque chose de complet, et sʼinformer des meilleurs manuscrits, au lieu [3] dʼimprimer le premier qui vous tombe sous la main. Ce nʼest pas pour la belle latinité je pense, quʼon veut lire cette Vie dʼAlexandre, ni pour la véracité des faits non plus; mais on veut approfondir lʼorigine de ces fictions qui ont eu tant de vogue dans le moyen âge, et cela ne saurait se faire sans remonter aux sources grecques. Je doute fort de lʼorigine persane; le récit de Ferdusi est tout différent. Vous recevrez prochainement une longue lettre sur tout cela qui vous prouvera au moins mon zèle.
Jʼai repris mes études; cʼest ma seule ressource dans les chagrins et lʼennui de la vie. Je devrais bien composer quelque ouvrage, mais je ne me résous à écrire quʼavec une extrême difficulté. Même la multiplicité de mes projets est un obstacle, ou peut-être un prétexte de ma paresse. En Allemagne, on me demande mes recherches sur nos anciennes poésies nationales Le prince royale de Bavière mʼen parle dans une lettre que je viens de recevoir. Jʼai depuis longtemps perdu de vue les Étrusques, cependant ils me tenteraient bien. Pour former un ensemble, il faudrait peut-être élargir mon plan et faire des Origines Italiennes en trois parties: 1° des anciens peuples dʼItalie en général; 2° des Étrusques; 3° des Romains.
[4] Jʼai eu un long entretien avec Raynouard, il a très-bien accueilli mes observations; il se propose bien de vous nommer et de vous témoigner sa reconnaissance en imprimant les poésies vaudoises. Ses travaux mʼont fait repenser à mon Essai sur la formation de la langue française, et ce serait bien là la chose la plus indiquée pour mon séjour actuel. Il faudrait faire cet essai ici ou peut-être dans le Limousin; lʼouvrage sur les Nibelungen en Allemagne; celui sur les Étrusques en Italie; enfin, celui sur la littérature indienne à Bénarès. Mais malheureusement je nʼai pas à commander dʼaussi longues années que les poëtes et philosophes de lʼInde à côté desquels nos patriarches ne sont que des enfants.
Je vous prie, Monsieur, de présenter mes respects à Madame Favre. Si vous avez des commissions ici, adressez-vous toujours à moi; je les ferai avec le plus grand plaisir. Mille amitiés.
Tout à vous,
SCHLEGEL.