Je vous suis très-reconnaissant des peines que vous vous êtes données pour mon affaire, quoiquʼelles nʼaient point eu de résultat. Je suis bien aise aussi que vous ne mʼayez point nommé. Dʼailleurs, mon nom nʼaurait rien changé au refus du libraire: je vous en fournirai la preuve ci-dessous. Ainsi notre secret reste intact. Je ne saurais consentir à ce que vous fassiez une seconde fois du noble Faubourg St. Germain le voyage au quartier latin,
Vers cette pédantesque rue
Où trente faquins dʼimprimeurs,
Avec un air de conséquence,
Donnent froidement audience
A cent faméliques auteurs.
Je ne suis pas, en effet, un famélique auteur, étant depuis de longues années habitué à payer mes propres travaux. Mes Brahmanes mʼont coûté au moins 30,000 francs. De plus, jʼai fait imprimer à mes frais les Réflexions et mes Essais. Ces derniers contiennent 36 feuilles; tirés à 525 exemplaires, aussi élégamment imprimés quʼils auraient pu lʼêtre à Paris, ils me reviennent à 1,800 francs. Les deux cahiers de mon Porte-feuille rempliront à peine dix feuilles; a même taux et au même tirage cela coûterait 500 francs. Cʼest une bagatelle: rien ne serait plus facile que de commander chez un imprimeur de Paris une petite édition. Mais cela ne répondrait pas à mon but. Il faut quʼun libraire parisien soit intéressé au débit pour rattraper ses débours au décuple. Dʼautre part, jʼai deux motifs pour ne point faire imprimer en Allemagne. Les livres français publiés à lʼétranger pénètrent difficilement en France et même en Angleterre et dans le nord. A Paris jʼaurai peut-être les honneurs de lʼIndex. En Allemagne je serais deviné tout de suite par le lieu de lʼimpression et parce que personne nʼy fait des livres français. Je ne compte pas garder lʼanonyme toujours; au contraire, je veux rendre témoignage de mon inspiration religieuse, mais il me convient dʼajourner encore. Laissons donc pour le moment les choses in statu quo. Je vois que je me suis mépris sur vos opinions: quelques mots que vous mʼavez dits dans les rues de Bonn mʼont induit en erreur.
Je ne veux ni vous importuner ni, à plus forte raison, vous compromettre; et vous pourriez scandaliser les pieux en contribuant à la publication de mes thèses mal-sonnantes. Ainsi je renonce à vos bons offices. Je ne vous enverrai pas même le second cahier, à moins que vous ne le souhaitiez. Le premier pourra rester en dépôt chez vous, ou mʼêtre renvoyé par une occasion sûre selon votre convenance.
Voulez-vous connaître le prodigieux succès de mes Essais à Babylone? Mon libraire a débité vingt exemplaires. Jʼai, en outre, envoyé 15 exemplaires à des hommes de lettres, dont à peine deux ou trois mʼont valu seulement un grand merci. De ce côté-ci les choses se sont passées un peu autrement. Cent vingt exemplaires vendus dans un an, le reste suivra. Feu le Prince Auguste mʼa fait une lettre de remerciment, le Roi de même quoiquʼil fût en voyage; sa lettre est datée de Dantzick. Lʼempereur Nicolas mʼa envoyé sa grande médaille, etc.
Puis donc que toutes mes spéculations littéraires sur Babylone échouent, rabattons-nous, Monsieur, sur lʼart culinaire. Si vous voulez que je vive, envoyez-moi un ou deux saucissons de Bologne ou de Lyon, selon le poids. Cʼest un puissant confortatif. Je vous soupçonne de ne pas être fort expert en charcuterie: ainsi faites bien attention aux marques distinctives. Ces saucissons sont fortement assaisonnés dʼail, la chair est compacte et dʼune couleur également foncée, ce qui avec le lard découpé en petits dés leur donne une ressemblance avec le porphyre, que les anciens nomment comme vous savez , λευκόστικτος ou λεπτόψηφος. Le porphyre des Grecs est notre rosso antico.
Adieu, Monsieur. Ma santé va on ne peut pas plus mal. A ma léthargie et mes nausées habituelles sʼest joint un asthme qui souvent me coupe la parole. Mais aussitôt que je puis respirer, je suis gai comme un pinson et jʼabonde en épigrammes.
Bonn, 25 mars 1844
Ce Caton le censeur qui me fait la semonce, qui comme une injustice, un trait badin dénonce: quʼil soit mon Aristarque et corrige mes vers! Sont-ils durs? mal rimés? mesurés de travers? Dʼun poëte tudesque ai-je la pauvre mine? Ou pourrai-je attraper la pompe alexandrine?
Diantre! Je voulais vous écrire en prose, et ne voilà-t-il pas ces maudits vers qui me persécutent jour et nuit. Depuis le pédantesque régent de votre Parnasse on a tant parlé de la difficulté de la versification française que beaucoup de gens ont commencé à y croire, même les étrangers qui ne sont pas aussi faciles à duper que vos compatriotes. Pour sa personne Boileau avait raison: il suait sang et eau quand il fallait louer le plus grand roi du monde. Mais des esprits moins stériles? Vous me direz: Personne nʼa nié quʼil ne soit facile de faire de mauvais vers, et les vôtres le sont. Ah! pourquoi ne me le disiez-vous pas, au lieu de vous rejeter sur la morale de mes trois parodies qui sont, à mon avis, toda torta y pan pintado? Jʼai envoyé auparavant quantité de vers à Albert; il vous les aura sûrement montrés, et vous ne les avez jamais critiqués. Entre autres jʼai fourré dans des fragments dʼune tragédie dont Méhemet-Ali était le héros, et M. Thiers le bouffon, cinq vers de Racine. Comment se fait-il quʼon nʼait pas crié au plagiat? Le détracteur de Racine serait-il en effet mieux versé dans les œuvres de ce galant et amoureux courtisan que toute cette maison si littéraire, si savante, si classique? Voici une autre pierre de touche de mon talent tardif. Frédéric le grand, dans un âge avancé, a fait un morceau satirique que je trouve charmant. Cʼest une galerie des rois qui régnaient alors, entre 1768 et 72. Jʼai choisi deux des portraits en y mêlant un de ma façon. Devinez!
Vous aurez reçu, jʼespère mes aperçus. Eh bien?
Adieu Monsieur.
Bonn, 28 mars 1844