Monsieur,
Je suis heureux dʼapprendre par votre lettre du 5 Janvier que votre silence qui semblait indiquer un mecontentement ou une disposition défavorable, nʼa été causée que par un accident.
Si ma lettre vous était parvenue en temps utile et que vous eussiez jugé à propos dʼinsérer une rectification de quelques lignes dans la Revue des deux mondes, cela mʼaurait été agréable. Cependant je nʼai adressé aucune reclamation à cet effet au rédacteur de ce journal. Maintenant plus de cinq mois se sont déjà écoulés: cʼest un siècle pour le public parisien. Les lecteurs intelligens nʼauront, certes, pas oublié votre Mémoire; mais ils pourraient bien avoir oublié la note où je suis cité. Ainsi je ne vois aucun inconvenient à ce que les choses restent provisoirement in statu quo, jusquʼà ce que la discussion soit entamée par la publication de mon premier article. Il y a déjà quelque temps que je lʼai expédié à M. Ewald, lʼun des professeurs déstitués. Il est parti pour Londres; jʼavais craint que lʼimpression de son journal ne fût interrompue, mais M. Lassen me dit que le 3e cahier est en route et que mon article doit sʼy trouver. Si le rédacteur nʼa pas oublié de faire tirer quelques exemplaires à part, je vous en enverrai un, et vous verrez alors sʼil vous convient de prendre la parole tout de suite, ou de me laisser épuiser mes munitions.
Jʼaurais peut-être mieux fait de me borner à mes vers mémoriaux qui, en effet, indiquent mes raisons principales. Nous sommes trop mal fournis de matériaux pour parler en connaissance de cause de lʼastronomie indienne et de son histoire. Pas un seul texte original nʼa été imprimé en entier, seulement quelques petits échantillons qui font mes délices dans les traités de Jones, Colebrooke et Davies. Nos études ont fait une perte cruelle par la mort prématurée du professeur Rosen, à Londres qui a traduit lʼalgèbre de Ben-Mousa. Dès lors je lʼai exhorté à entreprendre une édition critique de quelque ancien livre dʼastronomie; mais il était exclusivement occupé du Rig-Vêda. Pour la question qui nous occupe, il faudrait compulser le Jyôtisha, joint à chaque division des Vèdes.
Je me plais à reconnaître que je nʼai pas aperçu la moindre trace de modernisme dans celles de vos leçons auxquelles jʼai eu lʼavantage dʼassister: au contraire, vous y avez fait preuve de cette parfaite indépendance dʼesprit que je reclame pour les recherches historiques. Cʼest pourquoi jʼai éprouvé un vrai chagrin en voyant dans votre Mémoire une tendance opposée. Vous lʼavez écrit, je pense, sous lʼimpulsion dʼune réaction, bien naturelle contre les évaluations exagérées de lʼantiquité du Zodiaque de Tentyra.
Ces Cosmas Indicopleustes modernes dont vous parlez, existent plus ou moins dans tous les pays: il suffit quʼils nʼayent pas le pouvoir de gêner la liberté de la pensée. Jʼai cru quʼen France les temps étaient un peu changés à cet égard.
Cuvier a succombé à des influences étrangères à la science. Était-ce tout de bon quʼil avait adopté la chronographie orthodoxe avec tout son cortège dʼabsurdités, laquelle ne vaut guère mieux que la Topographie Chrétienne du Moine? Jʼai de la peine à le croire. Dans mon dernier entretien avec lui – cʼétait à dîner chez notre ambassadeur – nous étions assis entre Humboldt et Koreff; – nous avons échangé quelques paroles assez vives à ce sujet. Cʼest un triste spectacle de voir un esprit élevé se prêter à lʼasservissement de la raison.
Jʼai quelquefois éprouvé des dédains de la part de vos collègues dans lʼInstitut. Nommément Cuvier et Sylvestre de Sacy ont voulu regarder mes observations comme non avenues, et de mon côté je nʼai rien fait pour les faire valoir. Je vous raconterai cela une autre fois.
Il en sera autrement entre nous, jʼen suis convaincu. Une telle discussion doit être franche et animée, mais ici il nʼy a aucun motif dʼaigreur. Le souvenir de nos relations amicales me sera toujours présent.
Veuillez agréer, Monsieur, lʼassurance de ma considération très distinguée et de mes sentimens les plus empressés.