Monsieur,
Jʼai beaucoup tardé à répondre à votre aimable lettre; je voulais, avant de le faire, lire et méditer lʼarticle que vous avez fait insérer dans le Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes. Le Numéro qui le contient nʼétait pas dans nos Bibliothèques. Il est arrivé; et jʼai pu prendre connaissance de lʼexcellent morceau qui sʼy trouve.
Je dois vous remercier dʼabord du sentiment de bienveillance à mon égard, qui règne dans tout cet article. Les expressions que vous employez, en commençant, sont tellement flatteuses pour moi, que personne assurément nʼaurait pu me reconnaître, si mon nom ne sʼétait trouvé à la suite. Une polémique qui commence ainsi ne peut tourner au détriment de personne; il ne peut en résulter que de lʼavantage pour la science. Quant à Mr. Stuhr, je vous lʼabandonne; je ne le connais ni dʼÈve, ni dʼAdam. Si je lʼai cité, cʼest pour lʼacquis de ma conscience; voyant un auteur, qui sur un point important, se rencontrait avec moi, sans que nous nous fussions consultés, jʼai cru quʼil était de mon devoir de le dire. Voila tout.
Pour le fond, je vous dirai franchement que je ne suis pas encore convaincu. Mon opinion nʼest pas si hasardée quʼelle le parait. Quand je lʼai appelée un paradoxe, jʼai pris ce mot dans le sens des anciens, celui dʼune opinion contraire à lʼopinion commune; mais, je nʼy avais pas pour cela moins de confiance; elle se fonde sur un certain nombre de considérations historiques et de faits positifs, qui ne me permettent pas encore dʼy renoncer. Le passage de lʼAmaracocha que vous avez cité mʼétait connu. M. des Longchamps me lʼavait montré. Mais ce passage prouve trop pour prouver quelque chose. Il serait bien étrange quʼau temps où vous rapportez la rédaction de ce livre, lʼarrangement du Zodiaque solaire, à commencer par le bélier, fût tellement établi et reconnu, quʼon lʼindiquât seulement par abréviation. Vos réflexions à cet égard sont péremptoires. Mais tout tient à cette époque. Or, celle dʼAmarasinha est bien loin dʼêtre déterminée; lʼincertitude de 7 ou 8 siècles résulte des discussions mêmes faites pour la dissiper: et pour moi, quand je vois dans un livre indien, lʼordre Zodiacal dʼEudoxe et dʼHipparque, sunt aries, taurus etc. je prends ce fait, comme une preuve dʼinfluence occidentale, et de lʼépoque récente du livre. Le passage des Lois de Manou ne parait pas ici tout à fait péremptoire; cʼest un texte isolé auquel Burnouf donne un sens moins favorable à votre idée. En général, on se montre ici fort disposé à croire ainsi que moi, que si le Zodiaque lunaire est de toute antiquité dans lʼInde, le Zodiaque solaire, avec nos signes, y est une importation étrangère, importation quʼappuient si fortement les noms purement grecs employés dans lʼInde pour en désigner certaines parties. Cʼest là un fait important dont je désire bien voir lʼexplication dans la suite de votre article. Je sais que M. Lassen conserve beaucoup de doute, même après cet article, sur lʼorigine indiennede ce Zodiaque en douze signes, et quʼil le croit dʼorigine chaldéenne. La question, comme vous voyez, nʼest pas encore décidée de votre côté.
Ideler est aussi pour lʼorigine chaldéenne; je suis de leur avis, en ce sens que les Chaldéens ont eu un Zodiaque en douze signes; mais les configurations différaient en tout ou en partie de celles du Zodiaque grec. Or, il sʼagit, non pas de la division en 12 ou 27 parties qui a pu être imaginée en plusieurs pays à la fois; il sʼagit des configurations Zodiacales et de leurs dénominations. Toute la question est là. Je crois donc quʼavant Eudoxe, les Grecs nʼavaient pas eu lʼidée du Zodiaque en douze signes; quʼils auront tiré cette division des Chaldéens, en lʼappliquant aux astérismes déja formés et dénommés dans leur propre sphère. Cette manière de voir est appuyée sur des vues que je nʼai pu quʼindiquer, mais que je développe en ce moment dans mon cours au collège de France.
Vous devez juger, Monsieur, avec quelle impatience, jʼattends la suite de votre travail. Vous avez déjà éclairci plus dʼun point douteux; peut-être, dans la suite, éclaircirez-vous le reste. Je lʼespère, et, je vous assure, je le désire: reconnaître que je me trompe, que je vous dois la rectification de mon erreur, ne me coûtera aucun effort. Mais vous pardonnerez à ma persistance, peut-être direz-vous, à mon obstination. Quand on a beaucoup pensé à une chose, on ne se rend pas facilement. Une conviction longuement formée ne se détruit quʼavec lenteur, et par des coups redoublés. Frappez donc sans ménagemens. Quand vous aurez renversé lʼédifice, jʼen ramasserai les débris, et je verrai ce quʼon en peut faire. Si, par hasard, il restait debout, ce serait une preuve quʼil était bien solide. Que pourrait-il craindre, après avoir résisté aux coups dʼun si redoutable adversaire?
Au nombre des choses instructives que contient votre savant article, jʼai remarqué les faits qui prouvent lʼemploi de lʼastrologie dans lʼInde. Pourtant, ces faits ne sont pas contraires à mon opinion. Jʼai reconnu lʼantiquité de lʼastrologie chez presque tous les peuples. Le passage dʼHérodote que vous avez cité lʼa été par moi, dans mes Observations sur les Représentations Zodiacales, comme une preuve de lʼusage que les Egyptiens fesaient de lʼastrologie; mais je parle de lʼastrologie savante, de celle qui ne se borne pas à indiquer en général que tel astre préside à telle partie du corps, ou que si lʼon est né à telle ou telle heure, on aura telle ou telle destinée; car cela ne suppose presque aucune science astronomique. Je parle de lʼastrologie qui rattachait les évenemens aux mouvemens planétaires, à leurs conjonctions ou oppositions dans le Zodiaque; prédictions qui exigent des théories savantes et des tables astronomiques. Cʼest encore là une distinction importante.
Vous mʼannoncez avec votre lettre un programme de M. Näke; mais je ne lʼai pas reçu. Je le regrette vivement, car M. Näke est un des hommes dont je lis les ouvrages (trop rares) avec le plus dʼempressement et de profit. Pour lʼérudition grecque et latine, cʼest un homme complet. Combien je suis charmé dʼapprendre que Wolf conserve en lui un partisan, que vous-même et Böckh restez fidèles à cette grande ombre; je nʼai jamais non plus déserté sa bannière; et jʼai toujours été fort médiocrement ébranlé par les argumens de vos docteurs et des nôtres qui pataugent dans lʼEsthétique. Le gros livre de Welcker nʼavancera pas la question: Welcker nʼest pas né pour éclaircir les choses. Que je regrette vos quaestiones homericae! Je donnerais tout au monde, pour voir la question homérique traitée de votre main. Cʼest un meurtre que de laisser de tels travaux dans votre tête!
Soignez donc bien votre santé qui nous est si chère à tous; conservez-là pour les lettres qui ont tant besoin dʼun appui tel que le vôtre. Combattez cette funeste aversion que vous ressentez, dites-vous, pour écrire. Pour un esprit aussi actif et encore si jeune, un travail modéré est une cause de santé. Ne nous privez de rien de ce que vous pouvez faire sans vous fatiguer. Si je pouvais disposer dʼun moment cet automne, jʼirais savoir moi-même de vos nouvelles.
Veuillez agréer, Monsieur, lʼassurance des constans sentimens dʼadmiration et dʼaffection que je vous ai voués,
Letronne