Je vous ai écrit plusieurs fois, mon cher Gentz, et ces derniers jours ci longuement par le Comte de Neipperg. Mais dans lʼépoque, où nous sommes, chaque heure amène quelque chose de nouveau; d’ailleurs les communications étant au moins entravées, on ne sait jamais au juste, quand un voyageur ou une lettre arrivera. Vous me pardonnerez donc, si vous trouvez quelques redites dans celle-ci; je voudrais vous tenir toujours au courant de notre situation politique et militaire, afin que vous en fassiez tel usage pour la bonne cause, que vous jugerez convenable.
Vous serez peut-être étonné de me voir dater encore d’ici, étant arrivé à la suite du Prince Royal de Suède il-y-a près de trois semaines. Les causes de cette inaction désolante mais forcée pour le moment sont cependant faciles à expliquer.
Le Prince Royal, pour accomplir strictement sa promesse, est venu à l’époque marquée, quoiqu’il fût bien informé d’avance, que les corps auxiliaires, qui lui étaient promis (35 Russes et 27 Prussiens outre 10
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hommes de la légion allemande qui devait être mise à la solde d’Angleterre), non seulement ne se trouvaient pas sur les lieux, mais qu’il n’y avait point d’arrangemens faits pour les fournir de si tôt. J’aime à croir, qu’on a eu sincèrement la volonté de remplir ses engagemens. Mais le fait est, que vers la fin de l’hyver la Russie a relaché ses preparatifs, qu’elle s’est endormie dans une trompeuse sécurité. On n’a pas voulu croire, que Napoléon, avec ses ressources incalculables, serait en état de créer si promptement une armée formidable. Un colonel russe, Français de naissance, m’a assuré, que le Cte. de Wittgenstein se moquait des renseignemens, qu’il essaya de lui donner à cet égard. Les enormes distances dans l’Empire de Russie (qui ont été d’une grande utilité pour sa défense, mais qui sont une cause d’affaiblissement dans toute guerre au dehors) ont fait le reste.
Depuis quelque jours seulement le Roi de Prusse a annoncé, qu’il allait mettre le corps du général Bülow sous les ordres du Prince Royal. Les généraux russes Wallmoden et Woronzof ont écrit aussi, que leurs instructions portaient la même chose. Mais le Prince Royal veut s’assurer, que cela soit entendu de la manière la plus formelle. En effet, un officier peut encore moins qu’aucun autre servir deux maîtres à la fois; point de succès militaire sans l’unité la plus stricte. Le Prince Royal a donc exigé, que si le Roi voulait dans la suite donner une autre destination au corps de Bülow, il en fût averti dix jours d’avance, et que pendant ce temps le général continuât d’agir sous ses ordres.
Ceci est quelque chose. Cependant c’est encore bien audessous de promesses, et bien audessous des forces à la tête desquelles un capitaine tel que le Prince Royal doit être placé pour déployer avec avantage son expérience et son talent militaire. Je ne vois pas trop, d’où viendra de si tôt le reste du corps auxiliaire des Russes, à moins qu’ils ne soyent embarquis sur la Baltique. Comme les Alliés se sont battus jusqu’ici glorieusement mais avec une grande infériorité en nombre, il est à présumer que la grande armée absorbera pour le moment tous les renforts, qui peuvent arriver.
Le Prince Royal s’est donc vu reduit d’abord à ses seules forces Suédoises: troupes superbes en effet, mais qu’il ne doit pas aventurer légèrement, parce qu’elles doivent en tout cas former le noyau de son armée. Encore n’étaient elles pas toutes rassemblées. Vous savez ce que c’est que le transport maritime d’une force considérable, surtout dans une mer du Nord. Les débarquemens ont continué depuis notre arrivée, et ce n’est que dans cette quinzaine que l’armée Suédoise forte de 30000 est au moment de se trouver ensemble.
Placez vous à présent en idée sur cette pointe septentrionale de l’Allemagne, tirez un demi-circle autour depuis Hambourg jusqu’à Stettin: sur toute cette ligne il n’y a presque pas un seul port, vers lequel on n’eût pas désiré que le Prince Royal envoyât des secours; s’il eût prêté l’oreille à toutes ces demandes, dans un instant il aurait vu ses forces éparpillées dans ses directions divergentes, et il n’aurait plus été le maître de suivre un plan de campagne. Stettin n’était que bloqué, Berlin semblait menacé, et on y était doublement allarmé ayant cette forteresse sur les derrières. D’un autre côté Hambourg était déjà aux abois, car l’Elbe est sa véritable défense et les îles étaient prises. Pour soutenir efficacement Hambourg et lever le siège, il fallait non seulement y jeter une forte garnison, mais mettre le Cte. de Wallmoden en état par un renfort d’infanterie de repasser l’Elbe en force, et de chasser l’ennemi de la rive gauche. De plus on ne pouvait pas se fier aux Danois, comme le fait l’a prouvé: il fallait donc garnir toute la ligne depuis Hambourg jusqu’à Lübeck pour tenir en échec les troupes rassemblées dans le Holstein. Cette opération aurait exigé une grande partie des forces Suédoises. En même temps l’armée alliée était en pleine retraite vers la Silésie: on devait craindre de voir les forteresses de l’Oder successivement débloquées par un corps détaché de la gauche de Napoléon, lequel aurait pu ensuite prendre la Poméranie suédoise, dégarnie de troupes, à revers. Le Prince Royal a donc suivi les règles de la prudence en tenant pour le moment ses troupes concentrées et en fortifiant Stralsund pour s’assurer à tout hasard un point d’appui. Aussitôt qu’il se sera mis en état d’agir, nous pouvons être sûrs, que cela se fera d’une manière énergique et bien combinée.
Voilà pour la partie militaire: pour ce qui est des rapports politiques, vous n’ignorez pas le mécontentement, que le traité de Breslau du 19. mars a causé aux cours d’Angleterre et de Suède. Celle-ci y est passée entièrement sous silence; on fait une place à l’Angleterre comme par grace, mais on semble vouloir la borner à la simple possession du Hanovre sans influence ultérieure. Dans le Conseil central et dictatorial la Russie et la Prusse doivent avoir une voix chacune, l’Angleterre une troisième, tous les autres princes de l’Allemagne collectivement une seule. Il n’est pas dit, comment la majorité serait décidée, si les deux dernières voix se trouvaient en opposition avec les premières. La Suède est mise dans la cohue de la voix collective. Cependant la part qu’elle prend aux affaires d’Allemagne est la plus désintéressée, elle ne peut ni ne veut penser à y faire des acquisitions. La Russie défend en Allemagne ses possessions Polonaises, la Prusse veut conquérir ses anciens états et peut-être de nouvelles provinces. Le régime Prussien est-il assez aimé en Allemagne, pour qu’il ne faille pas rassurer les peuples qu’on appelle à combattre pour leur liberté, sur la crainte d’être assujetis à ce régime? La Prusse, à laquelle la chute de l’Empire est devenue si funeste, n’aurait-elle pas quelque motif de convaincre l’Allemagne, qu’elle veut enfin y être une puissance vraiment constitutionelle? Tout le monde sait que les indemnités après la paix de Lunéville ont été infiniment favorables à la Prusse, et personne ne les lui contestera. Voilà donc bien de quoi la contenter. Je ne parle pas ici de l’esprit de la nation qui est excellent, je ne parle que des vues du ministère, dont les clauses secrètes du traité de Breslau donneraient sans doute la clé. Je souhaite de tout mon cœur, que l’esprit public l’importe et que le patriotisme prussien se transforme en un patriotisme plus libéralement germanique.
Du reste je me refère à ma lettre précidente, où je vous ai fait part de mes reflexions avec celles du Comte de Münster. Toutes ces mesures dictatoriales d’administrations provisoires, de séquestrations de revenus – adoptées indistinctement et non pas contre les seuls refractoires – me semblent être l’œuvre de Mr. de Stein, dont le caractère passionné brouille souvent les idées et lui fait oublier les règles de la prudence aussi bien que celles de l’équité. Sa présence a été fort utile en Russie pour exhorter à la persévérance; elle peut l’être encore, parce qu’il y en Russie un parti nombreux, qui se prononce contre la continuation de la guerre. Mais je souhaite fort, ou qu’il ait changé d’avis, en voyant la fâcheuse impression que son plan a produite, ou que son influence soit écartée des affaires d’Allemagne. Mr. de Stein juge mal le caractère des Allemands, qui ont en aversion tous les changemens subits, toutes les mesures violentes et révolutionnaires. Il les veut et pour nous mener à quel but? Je vois bien, ce que le traité de Breslau ôte aux princes, ce qu’il exige des peuples; je ne vois pas, quel avenir il garantit à la nation.
Le Prince Royal de Suède a sur l’Allemagne les idées les plus libérales et j’ose dire les plus salutaires. Etre le protecteur de la liberté germanique lui semble la plus belle gloire: il tient avant toute autre chose à cet héritage de l’immortel Gustave Adolphe. Il pense qu’on ne saurait assez hautement proclamer le rétablissement de l’ancien état, s’entera autant que le permettront les bouleversemens passés, les circonstances actuelles et l’équilibre de l’Europe changé. Il pense qu’il faut procéder autant que possible par des formes constitutionelles et qu’il faudrait même revêtir les actes de rigueur, s’il est nécessaire d’en venir là, d’un appareil de legalité.
Sans doute l’Allemagne doit être constituée plus fortunement pour se défendre au dehors: mais elle ne peut recevoir une constitution stable qu’à la suite de la paix générale; jusque là tout ne saurait être que provisoire. „L’autorité impériale“, m’a dit hier le Prince Royal, „peut seule donner de l’unité au Corps Germanique; je crois même qu’elle devrait être plus étendue qu’elle n’a été dans les derniers temps. Puisque l’Empereur François n’a été porté que par une suite de violences et d’infractions aux lois de l’Empire à resigner sa dignité élective en Allemagne, je le considère dès à présent comme Empereur germanique, et je me propose d’agir en conséquence, jusqu’à ce que l’Autriche ait positivement déclaré, qu’elle ne veut pas reprendre les rênes de son ancienne autorité dans l’Empire. Si l’Empereur d’Autriche jugeait à propos de déléguer à l’un des Archiducs ses frères, nommément à l’Archiduc Charles, ses pouvoirs, j’aurais pour ce prince toute espèce de déférence, qui lui serait due en sa qualité de Lieutenant impérial“. Le Prince Royal a parlé dans le même sens aux députés Hambourgeois; il leur a dit, que l’autorité impériale, reprise pa la maison d’Autriche, serait le plus ferme appui de leur indépendance future.
Si en effet le monarque Autrichien, à qui l’Allemagne a eu tant d’obligations, qui a fait pour elle tant de sacrifices avant ces dernières sept années désastreuses, pouvait être engagé à ressaisir son autorité dans ce moment, où la partie saine du Corps Germanique est sans doute prête à la reconnaître d’après l’exemple de la Suède et de l’Angleterre: cela vaudrait mieux pour dissoudre efficacement la Confédération Rhenane, que toutes les Conféderations partielles que l’on pourrait former. Ce nom imposant d’Empereur d’Allemagne, soutenu par la puissance Autrichienne, ferait tare les prétentions particulières et donnerait une direction simple et sûre au patriotisme national qui se reveille partout. Je vous ai écrit une lettre détaillée, encore de Stockholm, sur la relation entre la Suède et le Danemarc; je puis d’autant plus me dispenser de revenir à ce sujet, que je pense que le Comte de Neipperg aura fait là dessus un rapport très satisfaisant à sa cour. J’ajoutera seulement ceci. Le coup perfide de s’emparer d’Hambourg au nom de Napoléon a demasqué la politique du gouvernement Danois. Depuis vingt ans il s’était retranché dans le principe de la neutralité. Encore dans ces derniers temps il avait déclaré: je demande la paix avec l’Angleterre, du reste je veux rester neutre; si l’on me garantit mes anciens états, je pourrais peut-être même être engagé à fournir un contingent aux alliés. Voilà cependant que le Danemarc s’est mis le premier en hostilité ouverte contre la Russie et contre tous les Alliés; il s’est chargé du rôle le plus odieux en opprimant la liberté des villes anséatiques, à la quelle toute l’Europe s’intéresse. Les commandans Danois, qui ont paru vouloir protéger Hambourg pendant quelques jours, ont été hautement désavoués par le gouvernement.
La délivrance prématurée d’Hambourg, dont nous nous rejouissions dans le temps, a été d’abord un pur hasard, ensuite un véritable malheur. Le commandant français de Hambourg a évacué la ville gratuitement: s’il fût resté, le général Morand se serait réuni à lui et il aurait fallu un corps considérable pour les en déloger. Rien de plus funeste que d’inviter trop tôt par des espérances trompeuses les habitans d’un pays opprimé à secouer d’une main encore débile le joug étranger.
Cela décourage pour l’avenir, provoque des vengeances et fait prendre à l’ennemi des mesures de précaution qui affermissent sa domination. Le Prince Royal a donc bien raison, s’il ne donne pas dans le genre de ces excursions, s’il ne veut avancer que lorsqu’il sera sûr de pouvoir se maintenir dans les provinces occupées et d’avoir le temps d’exploiter leurs ressources d’une manière solide pour la cause commune. A lʼépoque même, où l’occupation d’Hambourg remplissait tout le monde d’espérances exagerées, il écrivit au ministre d’état Hannovrien, Mr. de Decken, par Mr. de Wangenheim, qui était venu à Steckholm de sa part, qu’il fallait bien se garder d’agiter le Hanovre, que le temps du soulèvement n’était pas encore venu.
J’ai terminé ma dernière lettre par des hymnes de joye, parce qu’on nous avait annoncé comme sûre et prochaine la coopération de l’Autriche. Mais hélas! la confirmation officielle de cette nouvelle n’est pas encore arrivée. Jusqu’à quand tardera cette déclaration, cette accession à la grande alliance, dont dépend aujourd’hui le sort de l’Europe? Elle me paraît cependant infaillible; car comment laisser échapper un moment, qui une fois perdu ne reviendrait jamais?