Votre lettre datée du 11 déc. a été fort retardée dans lʼexpédition: je ne lʼai reçue que vers Noël. Je laisse de côté toutes les autres questions que vous y avez traitées, et qui exigeraient une longue discussion, afin de me borner à un seul point sur lequel vous me demandez une réponse prompte et claire. Mais encore, comme cʼest une affaire très-importante, avant de prendre la plume, il mʼa fallu réfléchir quelques jours et recueillir mes pensées.
Je déclare donc que je nʼambitionne nullement lʼhonneur dʼécrire lʼintroduction générale aux Œuvres du grand Frédéric qui doit être mise à la tête de la nouvelle édition. Au contraire, je crains que cette tâche ne soit au-dessus de mes forces actuelles. En conséquence je vous prie in[2]stamment de détourner vos collègues du Comité de lʼidée de me proposer nominativement au Roi pour lʼachèvement de ce travail. Cette démarche aurait lʼair dʼune sollicitation en ma faveur, que je suis bien éloigné de désirer et quʼil me faudrait désavouer.
Vous me dites que vous êtes sûr des intentions de Sa Majesté à cet égard. Mais dans lʼordre du Cabinet qui autorise ma coopération, il nʼest parlé que des soins de la correction (du texte, comme je lʼentends); et depuis, quoique jʼaie plusieurs fois eu lʼhonneur dʼêtre introduit à la présence Royale, Sa Majesté ne mʼa rien fait pressentir dʼune destination ultérieure. Il me semble donc plus convenable dʼattendre dans un respectueux silence Ses ordres que de vouloir les anticiper.
Croyez-moi, Monsieur, jʼai beaucoup médité ce sujet. Jʼai lu et relu les écrits de Frédéric II, comme si jʼétais déjà appelé à me présenter dans cette occasion au public européen comme lʼorateur de lʼAcadémie, [3] dont vous avez rempli les fonctions depuis nombre dʼannées avec tant de succès. Mais je trouve quʼil y aurait encore beaucoup dʼétudes à faire. A mon avis cette introduction doit caractériser le héros et le monarque comme écrivain en différents genres, esquisser sa biographie littéraire, peindre ses relations avec les hommes de lettres, montrer comment les premières impressions de la jeunesse ont toujours dominé son génie, et lui ont quelquefois donné une direction trop exclusive, déterminer lʼinfluence quʼil a exercée sur son siècle, etc. Tout cela nʼest pas facile, surtout quand il faut combiner la profondeur avec lʼélégance et la brièveté. Si feu M. Ancillon vivait encore, sʼil avait pu, pendant quelque temps, se débarasser des affaires dʼétat: qui lʼaurait mieux fait que lui? Ce serait un tableau de main de maître.
Enfin, si le choix du Roi, faute de mieux, tombe spontanément sur moi, alors il sera temps dʼexposer à Sa Majesté mes excuses, et je me tiens assuré quʼelles seront [4] accueillies avec cette bonté indulgente qui fait adorer notre monarque par ses peuples. Assurément je ne manque pas de zèle; mais mon âge avancé et une santé toujours chancelante ont affaibli en moi la puissance dʼaction.
Veuillez, Monsieur, agréer lʼassurance de ma considération très-distinguée.
A. W. de Schlegel
Bonn, le 12 janvier 1843