Du reste ce séjour est si agréable qu’on s’y enfermeroit volontiers tout un été pour oublier ce qui se passe dans le monde. Vis-à-vis de ma fenêtre la magnifique cascade du Reichenbach fait retentir la vallée. Le tems paroit s’éclaircir, l’après-dîner nous pourrons faire une promenade dans les environs et nous remettre en route demain.
Le peuple m’intéresse encore plus dans ce voyage que la nature;
je suis ravi de voir des contrées qui font croire à la dignité de l’homme. J’ai beaucoup pensé à un petit livre que je compte faire et dont le sujet sera non seulement ce voyage, mais aussi ceux d’Italie et de France. Il sera tout rapsodique, mêlé de poésies, de réflexions générales, de comparaisons, de tableaux, etc... J’y mettrai plusieurs morceaux déjà écrits en prose et en vers et je l’appellerai Umrisse auf Reisen gezeichnet. J’espère pouvoir y manifester indirectement mon sentiment national. C’est le voyage qui m’a donné cette nouvelle impulsion. Je vous ai beaucoup de reconnoissance de l’aima-ble congé que vous m’avez accordé pour le faire.
Albert se porte bien, il fait quelques progrès dans l’allemand. Du reste son sang se trahit bien par son amour pour la causerie. Il m’affuble de tous les voyageurs qu’il peut accrocher, et hier il n’a pas déparlé toute la journée, quoique la pluye lui tombât constamment dans la bouche. Cela me désole un peu parce que je cherche avant tout le silence et la solitude, mais son penchant est irrésistible.
La poste pour Berne ne repart d’ici que vendredi; cependant j’y mettrai cette lettre, ne prévoyant pas d’où j’en pourrai vous faire parvenir une plus vite. J’ai quelque idée de revenir par Fribourg et la Val Sainte, alors nous pourrions nous rencontrer à Vevay, mais je vous écrirai cela plus exactement. Adieu chère amie, il me tarde d’avoir de vos nouvelles et cela me fera hâter mon arrivée à Lucerne. Mille complimens à Madame Récamier et M. de Sabran.