En voilà assez sur notre voyage, qui vous auroit certainement donné tout autre jouissance que celui de Chamony. Vous me faites des reproches injustes sur la joye que j’ai témoignée de partir. Je me trouvois fort mal du tourbillon où nous avions vécu tout le tems, je fuyois la cohue qui m’empêchoit précisément de jouir de votre présence; j'étois hors d’état de m’occuper. Ensuite vous ne voulez jamais croire qu’on puisse avoir d’autres besoins pour son bonheur que ceux que vous connoissez, que ce soit une privation pour moi de renoncer à mon pays et à ma langue. C’en est une assurément et une privation très grande, je l’ai senti par le bien que m’a fait un peu de séjour en pays allemand. Ah! si je savois remplir votre vie, je serois incapable de former encore d’autres souhaits, mais vous devez convenir vous-même que ma situation est extrêmement incomplète.
Je vous suis très reconnoissant de ce que vous vous intéressez pour mon frère; je crois cependant qu’il faut prévenir Lady Temple que mon frère est l’auteur de Lucinde, peut-être serait-ce à propos de ne pas lui cacher qu’il penche pour le catholicisme
Quant à l’orthographe et même l’écriture d’Albert, il faut prendre patience. Ce genre de talens lui est étranger. Il a une grande envie de se faire chasseur de chamois, et qui sait si ce n’est pas sa véritable destination. Je fais ce que je puis pour lui rendre le voyage utile tant pour la langue que pour la connoissance des objets. A notre retour je le remettrai sérieusement à l’étude, ensuite nous verrons ce qu’il y a à faire. Je l’exhorte beaucoup à bien écrire son journal, mais je ne le lis point, parce que je ne pourrois pas m’empêcher de lui faire beaucoup d’observations, il corrigeroit son brouillon et ce ne seroit plus son ouvrage.
Vous auriez bien pu prendre sur vous la responsabilité des épreuves arrivées depuis mon départ, et les expédier en mon nom. Mais à présent elles peuvent attendre mon retour. J’écrirai à M. Turneisen pour le prier de prendre patience.
Dites à M. de Sabran que j’ai remis sa lettre à M. Frachster, il lui rapportera la réponse. J’ai été bien aise de connoître une famille tout à fait de la vieille Suisse.
Lundi soir. Albert a été à la poste, mais il n’est rien arrivé de votre part. Je crains bien que vous n’ayez plus pensé à nous, car vous ne pouviez pas douter qu’il falloit toujours adresser à Lucerne. J’ai de la peine à croire que je vous manque, vous m’en direz la vérité après cet essai de trois semaines. Mettez-moi aux pieds de votre belle amie, et faites ressouvenir Albertine de son fidèle allié.
Ne savez vous encore rien sur vos projets pour l’hyver prochain? La paix et les circonstances qui l’accompagnent n’ont-elles encore donné aucune lumière?
Mille fois adieu, chère amie.