Chère amie, je vous ai écrit régulièrement chaque jour de poste. Mardi ma lettre étoit prête, mais M. de Mont[morency] est survenu,
et il se peut que le tems qu’il a employé pour achever les siennes m’ait fait manquer le courrier, quoique j’aye d’abord couru à la poste et que l’heure n’eût pas encore sonné. Vous aurez reçu deux lettres à la fois.
La vôtre du 14 m’est arrivée avec un cachet qui contient le chiffre du banquier; je vous en envoye les fragmens. Avez-vous employé vous-même ce cachet ou peut-être oublié de cacheter Ia lettre? Prenez-y donc garde.
Je ne conçois pas ce qui peut tant vous décourager, si vous avez vraiment pris une résolution. J’ai voulu vous parler uniquement de vos propres intérêts, je ne le ferai plus si cela vous chagrine. Du reste, ne tenez aucun compte de mes paroles et jugez-moi uniquement sur mes actions.
Vous avez tort de jeter le moindre blâme sur Frédéric, il a été parfait à votre égard. Nous n’avons pas même parlé sur mes relations personnelles, quoique cette réserve fut peu naturelle. Je ne comprends rien à cette hostilité contre mon meilleur ami.
Mes lettres d’ici doivent être nécessairement d’une grande stérilité. Je n’apprends rien qui puisse vous intéresser et je suis dans une attente incertaine.
Mad [ame] Huber a passé hier ici, elle alloit à Neufchâtel, je l’ai vue un instant et elle m’a chargé de beaucoup de choses pour vous.
Je pourrois, je pense, bien pleinement me justifier sur tout ce que vous dites, mais à quoi bon essayer des explications par lettre quand on a vainement essayé de s’entendre en présence?
Adieu, chère amie, j’espère que les nuages se sont dissipés dans votre âme. Laissez donc de côté tout autre chose et ne pensez qu’à agir, vous avez besoin de vos forces.
Voulez-vous témoigner à Mad[ame] D... ma vive reconnoissance de son souvenir et lui dire que le peu de jours qui m’a fait connoître un caractère aussi élevé m’est inappréciable, d’autant plus qu’il n'y a point d’apparences que nous nous retrouvions jamais, puisqu’il m’a fallu secouer la poussière de mes souliers en sortant de ce pays.
Si Eugène se charge de la voiture, il la revendra pour son compte, il ne seroit pas juste qu’il eût le risque sans l’avantage. Il s’arrangera facilement avec Déjean pour la faire venir avec des chevaux qui retournent à vuide.
Albertine m’avoit promis une lettre; à Zurich j’étois en train d’en écrire de fort longues, mais on m’en a un peu fait passer l’envie.