Cher ami je ne pourrai jamais assez vous dire combien je suis reconnoissant jusquʼau fond de mon ame des lettres que vous mʼècrivez, quʼelles sont bonnes, sensibles et religieuses – avec quelle delicatesse vous avez senti tout ce qui pouvoit nous faire du bien. Mon Dieu que nʼêtes vous avec nous. Je suis heureux de penser quʼil a prononcé – ah ma mere – Quelle terreur ne causeroit pas une mort subite, si lʼon nʼesperoit pas de la misericorde divine quʼelle solde avec bonté les comptes de la vie, et que ce dernier élan du cœur suffit pour la ramener à nous. Que jʼaurois voulu vous accompagner dans ce triste voyage de Rostock – cher ami je desire et je crois que cʼest aussi le desir de ma mere que vous fassiez graver sur sa pierre sépulcrale quelques lignes en allemand où vous disiez que tout jeune quʼil étoit ses chefs lʼestimoient deja pour sa bravoure et que son ardeur pour la bonne cause le rendoit digne de mourir sur le champ de bataille. Envoyez moi ses armes par une occasion sure; quant à ce funeste paquet, ni ma mere ni moi nous nʼaurions le courage de lʼouvrir maintenant, et dʼailleurs je craindrois de le confier [2] à la mer, mais je mets une importance extrême à ce quʼil me soit conservé, je desire que vous lʼenvoyiez à Stockholm où je le retrouverai. Cher excellent ami quelle triste reconnoissance jʼai pour vous – Jʼai bien de la peine à quitter ce qui occupe toute ma pensée pour en venir à vous parler de lʼavis que vous me donnez dans votre lettre du 22 – Il faut avoir bien envie dʼêtre jaloux, pour lʼêtre de moi surtout dans ce moment: vous mʼavez souvent reproché de nʼavoir pas assez dʼambition dans mon caractere, si cela etoit vrai autrefois jugez combien cela doit lʼêtre à présent que la mort de mon pauvre frere détruit plus de la moitié du bonheur que je pouvois me promettre dʼune carriere en Suede. Jʼavoue quʼil me seroit extrêmement pénible de me séparer de ma mere dans un moment où elle est malheureuse et séparée de ses amis et je connois assez la bonté du P[rinc]e Royal pour être sur quʼil mʼautorisera à prolonger mon sejour ici dans cette triste circonstance. Dʼailleurs je nʼai fait jusquʼà présent aucune chose dans la quelle je ne sois pleinement justifié: le C[om]te dʼEngeström en me permettant de séjourner deux ou trois mois à Londres a trouvé bon que pour ne pas perdre mon tems je travaillasse dans la Chancellerie de Mr de Rehausen et cʼest ce que je fais. Mon travail se borne à copier pour le C[om]te dʼEngeström les [3] depêches du Ministre au Baron de Wetterstedt et quelquefois à mettre un qui au lieu dʼun quoi. Quoique ce travail prenne fort peu de tems, encore suis je plus occupé ici que je ne le serois en Amerique où dʼailleurs Mr de Rantzau peut à peine être arrivé maintenant. Le secretaire de légation Engström est un homme tout à fait digne de la place quʼil occupe, il nʼa pas précisément de la facilité ou de lʼesprit, mais de lʼhabitude de son travail et une assiduité qui mérite les plus grands éloges – et jʼespere que lorsque mes camarades dans la carriere diplomatique me connoitront mieux ils sauront combien les insinuations que vous mʼindiquez me sont peu appliquables. Cher ami voila qui est deja bien long sur moi même – Jʼen viens à une autre indication de votre lettre du 22 à la quelle je mets bien plus dʼimportance quelque dénuée de fondement quʼelle soit: cʼest le prétendu reproche que lʼon a fait à ma mere de voir les membres de lʼopposition. Je commence par dire que cela est tellement lʼopposé de la verité que tout au contraire dans le commencement du sejour de ma mere ici on a fait des plaisanteries sur ce quʼelle étoit trop ministerielle. Mais ensuite je veux puisque jʼen ai lʼoccasion vous parler un peu de ce mot de membre de lʼopposition qui est en quelque sorte inintelligible pour une personne qui nʼa pas été en Angleterre. Ce pays est de tous ceux que je connois le plus difficile à concevoir, et quoique lʼempressement et lʼextrême bonté avec la quelle [4] ma mere a été reçue mʼaient mis à même de voir dans quinze jours plus de personnes marquantes que je nʼen aurois vu autrement dans 6 mois, ce nʼest quʼà présent que mes idées commencent un peu à se fixer. Ces mots dʼopposition et de ministere, de Whig et de Tory, induisent en erreur presque tous les étrangers, et Mackintosh disoit lʼautre jour à ma mere que Müller lui même nʼen avoit pas eu une idée juste; un Whig nʼa pas plus envie dʼétablir la république en Angleterre quʼun Tory dʼy fonder le despotisme; un membre de lʼopposition pour peu quʼil ait de bon sens, ne désire pas plus renverser la totalité du systême politique actuel quʼun ministre dʼassurer son influence au dépens de la liberté de la nation. Ce qui est aujourdhui le ministere peut devenir demain lʼopposition; jʼai diné chez ou avec la plus part des ministres et toujours avec des membres de lʼopposition. Il nʼy a pas cette inimitié cette séparation de castes à la quelle on croit sur le continent. Jʼai vu Mr Canning et Lord Wellesley chez le P[rinc]e Regent; jʼai été à un dejeuner chez lui où suivant la mode angloise les hommes sont restés seuls, il nʼy avait aucune espêce dʼetiquette – eh bien les membres moderés de lʼopposition y étoient à coté des amis du prince, la santé du P[rinc]e Royal de Suede y a été portée par un homme dont les opinions se rapprochent beaucoup de celles de lʼopposition. La seule [5] chose qui peut être marquante comme opposition au P[rinc]e Regent étoit dʼaller chez sa femme, et ma mere sʼy est refusée quoique la P[rince]sse de Galles lʼy ait fort invitée. Elle a cru le devoir à la bonté avec la quelle le P[rinc]e Regent lʼa reçue mais surtout à son attachement à notre Prince Royal. Certainement le P[rinc]e Royal nʼa pas besoin dʼavocat dans ce pays ci et quand cela seroit sa conduite franche et loyale vaudroit mieux que tous les discours mais vous concevez pourtant quʼun pays où tout se pense et se dit nʼest pas exempt de prejugés, et je puis dire que la conversation de ma mere en a ramené plusieurs. Dʼailleurs il y a dans ce moment deux oppositions distinctes: lʼune exagerée dans ses opinions, quelquefois éloquente mais toujours outrée dans ses discours: cʼest celle de Lord Grey, de Lord Holland, de Mr Whitbread: celle là a quelques partisans mais est bien loin dʼêtre generalement populaire; lʼautre à la tête de la quelle sont Lord Wellesley et Mr Canning renferme on ne peut le nier, les hommes les plus saillants de lʼAngleterre, elle approuve à quelques restrictions près toutes les relations entre la Suede et lʼAngleterre, elle ne déclame point contre la réunion de la Norvège, elle voudroit seulement un ministère plus actif qui sut mieux employer les ressources de ce pays. Pour cette opposition là on ne peut pas faire un pas sans rencontrer des hommes qui sʼy rallient et vous voyez par les avances que le ministere fait à Mr Canning quʼil sent lui même la nécessité de sʼen rapprocher pour conserver [6] la majorité dans la prochaine session du Parlement. Je suppose que si vous recevez un journal de lʼopposition cʼest le Morning Chronicle: lu hors de lʼAngleterre il doit contribuer à donner souvent des idées fausses sur lʼopposition; un homme qui y donne souvent des articles piquants est le poëte Moore qui est personnellement blessé contre le Regent. Si vous croyez que ceci puisse avoir le moindre interêt pour le Prince Royal lisez lui en ce que vous voudrez et jʼespere quʼil sera persuadé de ce qui est vrai – cʼest quʼil est impossible de lui être plus veritablement dévoué que ne lʼest ma mere et de chercher avec plus dʼempressement toutes les occasions de montrer sa maniere de penser et de sentir à cet egard. Cher ami je reviens à vous qui êtes lʼêtre le meilleur et le plus delicat dans ses sentiments que je connoisse, ecrivez nous souvent, je ne vous dirai jamais assez combien vos lettres sont une consolation et un bonheur pour nous. Albertine vous ecrira elle a été bien frappée de notre malheur, elle a une ame bien religieuse – pour moi cʼest un vuide dont le sentiment se renouvellera sans cesse dans ma vie. Si comme je persiste à le craindre vos occupations dʼAllemagne finissent cette année il faut nous revenir, ma mere met un prix extrême à ce que vous soyez ici lorsque je partirai cʼest à dire selon [7] que je crois à la fin de lʼhyver car à moins que de mʼembarquer bientôt les occasions deviennent extrêmement rares et difficiles plus tard surtout tant que la guerre dure. Savez vous quelque chose de particulier de la Guadeloupe, je nʼen entends pas parler. Je vous conjure de mʼecrire ce qui est devenu ce misérable Jorry, où il est maintenant. Cher ami ecrivez nous toujours dans le paquet du B[ar]on de Wetterstedt ou directement sous lʼadresse de Mr de Rehausen – de cette maniere vos lettres me parviendront toujours régulièrement quoique nous allions à la campagne jusquʼau mois de novembre. Ecrivez moi quelquechose du general Moreau, il paroit, quʼil entre au service de Russie. Adieu encore bien cher ami.
Voici une lettre de ma mere et une autre pour Alexis de Noailles que je vous prie de remercier de ce quʼil a pensé à nous.
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