Je viens de recevoir, mon cher Auguste, votre lettre du 1er Nov. qui ne mʼa été remise, comme de raison, quʼaprès avoir été lue par les hautes parties intéressées. Vous avez merveilleusement bien travaillé – la fin couronne lʼœuvre: il ne reste plus quʼà trouver le moment le plus favorable pour vendre les fonds qui doivent être vendus, et à cet égard nous pouvons nous fier à votre sagacité – nous sommes trop loin pour rien prévoir. Sans doute, la portion de la fortune sur laquelle repose le sort dʼune personne chérie doit être mise à lʼabri des événemens – mais je suis encore tout prêt à parier que dʼici au mois de mars il ne se passera rien qui puisse vous faire regretter de nʼavoir pas vendu vos droits en bloc à des conditions très-désavantageuses en cas que vous nʼeussiez pas obtenu lʼinscription immédiate. Vous étes bien bon dʼavoir donné de lʼattention à ma lettre, elle était écrite fort à la hâte – en général je nʼai été bon à rien dans votre affaire, si non que je figure au dessous des procurations comme témoin, à coté de notre chef, je veux dire chef de lʼoffice, ou, pour parler plus prosaïquement, cuisinier.
Je me rejouis infiniment de votre prochaine venue. Vous et votre aimable et spirituel ami, vous viendrez fort à propos pour égayer la solitude de Pise où, pendant deux mois, nous nʼaurons dʼautres objets à contempler que le Campo Santo, la tour panchée et les pluyes. Mon ami Tieck est toujours à Carrare – madame votre mere désire quʼil fasse le buste de votre sœur et de Rocca – il mʼa promis de venir à Pise pour quinze jours, ne pouvant pas sʼabsenter plus long-temps à cause de ses ouvriers. Mais si les portraits nʼont pas pu être achevé pendant ce temps là, je ne doute pas quʼil ne revienne une seconde fois. Il nʼest question que dʼun buste en platre, mais je ne doute pas que si le travail réussit lʼon nʼait envie de posséder cette petite tête Niobine en marbre – les ouvrages que nous verrons à Carrare en donneront envie, cʼest une affaire de 100 ducats, et un κτῆμα εἰς ἀεὶ.
Je suis très porté pour la course de Rome – cʼest un grand objet à connaître pour votre sœur, si toutefois il lui reste quelque attention. Vous aussi vous verrez Rome dʼun autre œil – vous étiez bien jeune lors de votre premier séjour. Il me semble que depuis le Fevrier le climat ne saurait être une objection pour Mr. Rocca. Il faudrait voir la derniere semaine du Carnaval, la semaine sainte, et les monumens entre deux – il me semble quʼil nʼy a pas assez de temps pour aller à Naples, et au fonds ce nʼest quʼune belle vue, plus en grand mais dans le même genre que celle que nous avons ici sous les yeux.
Je vous écris dans une petite chambre sous le toit dʼou je domine tout le port de Genes – la ville sʼavance en amphithéatre des deux cotés – une population vigoureuse anime les quais et sʼagite sur les petits batimens – dans le fond les deux moles, le fanal et les vaisseaux de ligne Anglais – au delà une mer immense. – –
Nous ne parlons plus guere politique, Madame votre mere et moi, ayant desespéré de pouvoir nous entendre. Si je suis lassé de la discussion de ces sujets, mon cher Auguste, ce nʼest pas que je nʼen sente lʼintérêt extrême; mais je trouve que lʼon mache à vide quand on parle sans être appelé à agir. – La théorie est toujours grise, dit Goëthe, lʼarbre de la vie est verdoyant et porte des fruits dʼor. – Mon frere à cet égard est plus heureux que moi – il est nommé premier secrétaire de la legation Autrichienne à la diète Germanique avec 8000 fr. dʼappointemens. Cʼest une place très honorable et conforme à ses opinions. Le grand problème pour lʼAllemagne aujourdʼhui, cʼest dʼassurer lʼunité nationale sans détruire lʼindépendance fédérative – mais la premiere est plus en danger que la seconde. Rodolphe dʼHabsbourg aussi reprit les rênes de lʼEmpire après un interregne malheureux de vingt deux ans. Ce qui alors fut effectué par le caractere dʼun seul homme, ne peut lʼêtre aujourdʼhui que par lʼinfluence stable et legale dʼune grande monarchie.
Je ne puis pas finir ma lettre sans vous importuner de quelques commissions. Avant de partir de Paris sachez, je vous en conjure, où en est ce deguénillé de Neergaard avec ses gravures, et si Langlès a commandé et peut-être déjà reçu pour moi lʼAmarasinha – car aussi-tôt de retour en Suisse, je compte reprendre mes études Sanscritanes de plus belle.
Jʼespere que vous resterez pourtant au printemps assez long-temps à Coppet pour tracer le plan de quelques embellissemens du jardin. Après être sorti heureusement dʼune longue epoque de tribulations il me semble quʼil ne faudrait plus negliger si fort une habitation, qui sous tous les rapports est un home precieux. Madame votre mere ne voudra pas toucher au chateau – je vous avoue que les Villaʼs italiennes mʼont donné furieusement dans lʼœil – on est logé comme des chiens au delà des Alpes. La grande salle du chateau pourrait devenir une pièce magnifique, il faudrait vouter le plafond et le peindre en Arabesques, faire un pavé en mosaique à la Venitienne, ensuite des colonnes et leur entablement, imitant des marbres de differentes couleurs. Tout cela se ferait sans des frais énormes, en faisant venir quelques ouvriers de Milan. Si vous aviez vu le palais du duc de Lodi sur le Lac de Côme, il vous en aurait pris envie à vous même. [*]
Adieu, mon respectable elève – mille tendres amitiés.
Si cela ne vous charge pas trop, apportez moi un kilogramme de tabac parisien – je suis reduit à vivre à la fortune du pot, jʼen ai un besoin extrême pour desopiler le cerveau, et jʼen serai moins bête dans la conversation.
[* Bemerkung des Hrsg. im Kommentar: Hier fügte Frau von Staël mit energischer Hand die ablehnenden Worte ein: „Je ne ferai pas un changement inutile à Coppet.“]