• August Wilhelm von Schlegel to Alexander von Humboldt

  • Place of Dispatch: Bonn · Place of Destination: Unknown · Date: 22.05.1843
Edition Status: Single collated printed full text with registry labelling
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    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Alexander von Humboldt
  • Place of Dispatch: Bonn
  • Place of Destination: Unknown
  • Date: 22.05.1843
    Printed Text
  • Provider: Sächsische Landesbibliothek - Staats- und Universitätsbibliothek Dresden
  • OAI Id: 343347008
  • Bibliography: Briefe von und an August Wilhelm Schlegel. Gesammelt und erläutert durch Josef Körner. Bd. 1. Zürich u.a. 1930, S. 604‒605.
  • Incipit: „Mon illustre patron,
    Je vous ai fait trois dépêches, toutes relatives à votre ambassade. Cette lettre est pour vous seul: permettez-moi de [...]“
Mon illustre patron,
Je vous ai fait
trois dépêches, toutes relatives à votre ambassade. Cette lettre est pour vous seul: permettez-moi de vous parler, comme à mon plus ancien ami, de mes peines et de mes souffrances. Depuis plus de deux mois je suis plongé dans le deuil. Jʼai perdu une personne qui mʼétait infiniment chère, qui pendant 23 ans a dirigé mon ménage avec une parfaite sagesse et avec un désintéressement bien rare, qui mʼa épargné mille chagrins, qui mʼa consolé dans la situation la plus pénible de ma vie: Elle jouissait de la santé la plus brillante, lorsquʼelle est entrée chez moi, de sorte que je pouvais espérer quʼelle me survivrait. Dans les derniers temps seulement elle se plaignait de rhumatismes. Au commencement du mois Juillet dernier elle fut frappée dʼun coup dʼapoplexie. Le danger instantané avait été écarté, mais hors de votre passage je flottais encore entre la crainte et lʼespérance. Jʼai imité Admète, je nʼai pas voulu que mon deuil anticipé troublât mon hospitalité. Après huit mois de langueur, malgré tous les soins imaginables, elle fut enlevée en trois jours, par un mal jusquʼalors méconnu, un ulcère dans lʼestomac, au milieu dʼatroces souffrances. Deux sœurs qui lʼaimaient tendrement ont recueilli son heritage. Jʼai honoré sa mémoire et témoigné ma reconnaissance par les obsèques les plus solennelles.
Cette perte est irréparable, aussi je ne pense pas à la réparer. Jʼai encore
des domestiques fidèles parce que je tâche de les rendre heureux. Vous avez trouvé ma maison agréablement arrangée: cʼétait dû principalement à ses soins pendant mes absences. Mais je mʼy trouve bien tristement solitaire, car après tout, avec beaucoup dʼesprit naturel et les sentiments les plus délicats, elle était ma société la plus agréable.
Je nʼaime pas les consultations médicales, mais enfin, puisque vous exprimez des doutes sur ce que jʼai dit du déclin de mes forces physiques, il faut bien vous entretenir des maux qui mʼaccablent outre ma vieillesse. Cela date de fort loin. Il y a des longues années depuis quʼun démon souterrain, appelé Taenia lata, qui sʼétait glissé dans mon corps sur les bords du lac de
Genève, a continuellement ravagé mes entrailles. Cʼétait, je crois, le serpent fabuleux Ananta des Indiens. Après beaucoup dʼessais infructueux mon ami M. de Walther sʼest emparé de la tête du monstre quʼil conserve dans lʼesprit-de-vin, de sorte quʼelle est plus sûre de parvenir à la postérité que les productions de la mienne. Cependant il mʼen est resté une grande faiblesse dans les organes de la digestion. Ajoutez à cela un nouvel inconvénient: cʼest le mal de mer. Après mon retour de Berlin je lʼai eu pendant la plus grande partie de lʼhiver chaque après-dînée. Ces nausées convulsives sont naturellement suivies dʼun grand abattement. Jʼen ai été quitte lʼété passé, mais à présent elles reviennent par intervalle.
Croyez-moi, très-cher ami, ce quʼon voit de moi dans la société: une certaine tenue, lʼenjouement dans les entretiens et une voix sonore, ce nʼest quʼune décoration. Je déteste la pitié des indifférents: je me secoue, mais ensuite je faiblis.
On vous a induit en erreur sur mon régime. Je voudrais pouvoir imiter les Brahmanes dans leur abstinence de toute nourriture animale, comme je le fais à lʼégard des ablutions et des bains. Je ne connais rien de plus beau que
le morceau dʼOvidePythagore développe cette doctrine. Mais je suis comme Érasme qui disait: Mon estomac, qui ne me permet pas de faire maigre, me force malgré que jʼen aie, dʼêtre Luthérien. Je ne puis me passer de viande, mais il me la faut quintessenciée et déguisée en consommés, en coulis, en purées de toute espèce, en quenelles etc. Je vis de potages: jʼen ai présenté à une dame une note de 25 différents en signant Schlegel, officier de bouche. Mes dents ne valent plus rien; le peu de mordacité qui me reste, sʼest refugié dans les épigrammes. Il mʼa donc fallu renoncer au rôti et à tout ce qui y ressemble, et il peut mʼarriver de me lever tout affamé de la table dʼun grand seigneur, voire même dʼun roi, à moins quʼil ne veuille mʼaccorder le privilège dʼenvoyer dans la matinée mon menu au chef. Cʼétait déjà ainsi pendant mon dernier séjour à Berlin.
Voilà mon état. Ce quʼil y a de bon, cʼest que je ne suis pas encore retombé en enfance. Je supplie tous mes amis de mʼavertir des premiers symptomes.
Adieu, cher protecteur! Les affaires à demain!
Schl.
Bonn 22 Mai [18]43
Mon illustre patron,
Je vous ai fait
trois dépêches, toutes relatives à votre ambassade. Cette lettre est pour vous seul: permettez-moi de vous parler, comme à mon plus ancien ami, de mes peines et de mes souffrances. Depuis plus de deux mois je suis plongé dans le deuil. Jʼai perdu une personne qui mʼétait infiniment chère, qui pendant 23 ans a dirigé mon ménage avec une parfaite sagesse et avec un désintéressement bien rare, qui mʼa épargné mille chagrins, qui mʼa consolé dans la situation la plus pénible de ma vie: Elle jouissait de la santé la plus brillante, lorsquʼelle est entrée chez moi, de sorte que je pouvais espérer quʼelle me survivrait. Dans les derniers temps seulement elle se plaignait de rhumatismes. Au commencement du mois Juillet dernier elle fut frappée dʼun coup dʼapoplexie. Le danger instantané avait été écarté, mais hors de votre passage je flottais encore entre la crainte et lʼespérance. Jʼai imité Admète, je nʼai pas voulu que mon deuil anticipé troublât mon hospitalité. Après huit mois de langueur, malgré tous les soins imaginables, elle fut enlevée en trois jours, par un mal jusquʼalors méconnu, un ulcère dans lʼestomac, au milieu dʼatroces souffrances. Deux sœurs qui lʼaimaient tendrement ont recueilli son heritage. Jʼai honoré sa mémoire et témoigné ma reconnaissance par les obsèques les plus solennelles.
Cette perte est irréparable, aussi je ne pense pas à la réparer. Jʼai encore
des domestiques fidèles parce que je tâche de les rendre heureux. Vous avez trouvé ma maison agréablement arrangée: cʼétait dû principalement à ses soins pendant mes absences. Mais je mʼy trouve bien tristement solitaire, car après tout, avec beaucoup dʼesprit naturel et les sentiments les plus délicats, elle était ma société la plus agréable.
Je nʼaime pas les consultations médicales, mais enfin, puisque vous exprimez des doutes sur ce que jʼai dit du déclin de mes forces physiques, il faut bien vous entretenir des maux qui mʼaccablent outre ma vieillesse. Cela date de fort loin. Il y a des longues années depuis quʼun démon souterrain, appelé Taenia lata, qui sʼétait glissé dans mon corps sur les bords du lac de
Genève, a continuellement ravagé mes entrailles. Cʼétait, je crois, le serpent fabuleux Ananta des Indiens. Après beaucoup dʼessais infructueux mon ami M. de Walther sʼest emparé de la tête du monstre quʼil conserve dans lʼesprit-de-vin, de sorte quʼelle est plus sûre de parvenir à la postérité que les productions de la mienne. Cependant il mʼen est resté une grande faiblesse dans les organes de la digestion. Ajoutez à cela un nouvel inconvénient: cʼest le mal de mer. Après mon retour de Berlin je lʼai eu pendant la plus grande partie de lʼhiver chaque après-dînée. Ces nausées convulsives sont naturellement suivies dʼun grand abattement. Jʼen ai été quitte lʼété passé, mais à présent elles reviennent par intervalle.
Croyez-moi, très-cher ami, ce quʼon voit de moi dans la société: une certaine tenue, lʼenjouement dans les entretiens et une voix sonore, ce nʼest quʼune décoration. Je déteste la pitié des indifférents: je me secoue, mais ensuite je faiblis.
On vous a induit en erreur sur mon régime. Je voudrais pouvoir imiter les Brahmanes dans leur abstinence de toute nourriture animale, comme je le fais à lʼégard des ablutions et des bains. Je ne connais rien de plus beau que
le morceau dʼOvidePythagore développe cette doctrine. Mais je suis comme Érasme qui disait: Mon estomac, qui ne me permet pas de faire maigre, me force malgré que jʼen aie, dʼêtre Luthérien. Je ne puis me passer de viande, mais il me la faut quintessenciée et déguisée en consommés, en coulis, en purées de toute espèce, en quenelles etc. Je vis de potages: jʼen ai présenté à une dame une note de 25 différents en signant Schlegel, officier de bouche. Mes dents ne valent plus rien; le peu de mordacité qui me reste, sʼest refugié dans les épigrammes. Il mʼa donc fallu renoncer au rôti et à tout ce qui y ressemble, et il peut mʼarriver de me lever tout affamé de la table dʼun grand seigneur, voire même dʼun roi, à moins quʼil ne veuille mʼaccorder le privilège dʼenvoyer dans la matinée mon menu au chef. Cʼétait déjà ainsi pendant mon dernier séjour à Berlin.
Voilà mon état. Ce quʼil y a de bon, cʼest que je ne suis pas encore retombé en enfance. Je supplie tous mes amis de mʼavertir des premiers symptomes.
Adieu, cher protecteur! Les affaires à demain!
Schl.
Bonn 22 Mai [18]43
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