Monsieur,
J’ai été charmé de recevoir une marque de votre souvenir bienveillant. Mais votre lettre, étant enveloppée dans un paquet de livres, a été retardée, et m’est parvenue depuis quelques semaines seulement. Je m’étais proposé d’y répondre tout de suite, mais je suis accablé de travail, il ne me reste guère du temps pour les correspondances intéressantes, et ce n’est qu’aujourd’hui, le dernier jour de l’année que je trouve une heure de loisir pour acquitter ma dette.
Voici l’explication des passages de Faust que vous demandez.
1) Ja eure Reden, die so blinkend sind etc. ʻVos discours qui brillent d’un si faux éclat, dans lesquels vous étalez les ornements les plus factices de l’esprit humain etc. Kräuseln, rendre crépu, friser. Schnitzel, ce sont des découpures de papier. En les tordant en différens sens, on peut en faire des ornemens, même des fleurs, mais ces fleurs n’ont aucune fraîcheur. Le poète les compare donc avec les ornemens d’une rhétorique affectée. Une des beautés de ce passage, c’est la singularité de la rime kräuseln et säuseln, laquelle à son tour aura amené les expressions un peu bizarres du second vers.
2) Haupt- und Staats-Action. C’est le titre qu’un affichait pour les drames destinés aux marionettes, lorsqu’ils traitaient des sujets héroiques et historiques.
3) Gar wohl, mein Freund! Ich hab’ euch oft beneidet
Ums Zwillingspaar, das unter Rosen weidet.
C’est une allusion profane au Cantique, attribué à Salomon, Chapitre IV, verset 5, où on lit ces paroles: ‘Vos deux têtons sont comme des jumeaux de gazelle qui paissent parmi des roses.’ – Je ne vous conseille pas de traduire cela littéralement. On jeterait les hauts cris. C’est à la responsabilité du poète. L’esprit malin semble vouloir insinuer que les saints même et les sages, tels que Salomon, n’étaient pas insensibles aux attraits de la volupté.
4) Sie ist gerichtet, se rapporte à la sentence de mort prononcée par les juges; Les mots suivants: Sie ist gerettet, au salut de son ame.
Je doute qu’une traduction en prose puisse donner une idée juste de Faust. Le poète a employé la plus grande variété dans les mesures, et toujours d’une manière caractéristique. Il y a une étonnante flexibilité, et un naturel parfait dans le dialogue, malgré la gêne de la rime. Je vous invite à lire ce que j’ai dit là dessus dans mon cours de littérature dramatique [S. W. VI., 416]. Ce poème, dès son origine, était condamné à ne rester qu’un fragment. Mais quoiqu’on juge de l’ensemble, les détails sont admirables.
Ceci me rappelle une anecdote que je tiens du célèbre médecin Zimmermann, fort lié avec Goethe dans sa jeunesse. Faust avait été annoncé de bonne heure, et l’on s’attendait alors à le voir paraître prochainement. Zimmermann, se trouvant à Weimar [?], demanda à son ami des nouvelles de cette composition. Goethe apporta un sac, rempli de petits chiffons de papier. Il le vida sur la table et dit: Voilà mon Faust!
Dans le Théatre étranger publié à Paris, il y a quelques années, vous trouverez une lettre que j’ai adressée à M. le comte Charles Rémusat sur les circonstances du temps, auxquelles se rapporte le Triomphe de la sentimentalité. La fête sémiséculaire des noces n’est pas présente à ma mémoire, et je ne sais pas, si je pourrais entrependre d’en expliquer les allusions.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de la considération très-distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être V. tr. h. et tr. obl. serviteur
AWdeSchlegel.