Monsieur le comte
Votre séjour prolongé à Prague m’a privé du plaisir de pouvoir vous remercier avant mon départ de Vienne des bontés dont vous m’avez comblé constamment. Sa Majesté Impériale étant également absente, j’ai dû renoncer à l’espoir de mettre à ses pieds l’hommage de ma profonde reconnoissance pour les grâces qu’Elle a daigné répandre sur mon frère ainsi que sur moi. A l’approche d’un voyage dans lequel je devais parcourir la moitié de l’Europe, et prévoyant que je me séparais peut-être pour longtems de ma chère patrie, je sentis redoubler en moi le désir de me fixer pour toujours à Vienne et de terminer ma vie sous les douces lois de la monarchie autrichienne.
Depuis ma sortie des états de S.M. Imple, il s’est passé des événements qui étonnent et qui auront une grande influence sur l’avenir. J’ai visité une partie des lieux témoins de hauts faits. J’ai vu cette ville immense ornée encore de ses temples d’où s’élevaient des coupoles brillantes d’or, qui devaient bientôt être la proie des flammes. J’ai vu accourir de toutes les parties de la Ruddie ces jeunes phalanges armées à peine, destinées à anéantir les troupes agguerries de Napoléon. Voyageant avec Mdme de Stael, qui partout où l’on peut sans craintes rendre au mérite les hommages qui lui sont dus, est accueillie de la manière la plus honorable, je trouvai occasion de faire la connaissance d’un grand nombre de personnages ayant la conduite des affaires politiques, entre autres celle du Prince Royal de Suède qui m’a très-gracieusement reçu et daigné m’honorer de sa confiance.
J’ai été témoin de deux entretiens que ce Prince, né pour le trône, a eûs avec M. de Binder, Chargé d’Affaires de Votre Cour. Ce sont même ces circonstances qui m’engagent aujourd’hui à vous écrire cette lettre. Je ne doute pas que Mr Binder n’en ait fait mention dans ses rapports au cabinet, mais ses dépêches ayant à vaincre la lenteur des chancelleries avant d’arriver à la connaissance de Sa Mté, et Votre Excellence jouissant de l’avantage d’approcher tous les jours de l’Empereur, j’ai pensé qu’il vous serait agréable d’avoir à lui soumettre immédiatement les discours du Prince Royal.
C’est à l’occasion de l’entrée de Napoléon à Moscou que pour la première fois, S.A.Rle, au milieu d’un cercle nombreux et s’adressant à Mr Binder, parla en ces termes :
„Comment se peut-il que votre Cour soutienne le chef du gouvernement français dans une guerre dont les suites ne peuvent que devenir fatales à la monarchie autrichienne même ? Si la Russie se trouve dans la nécessité d’accepter une paix désavantageuse, l’Autriche ne sera-t-elle pas alors resserrée par les Etats de la confédération et par le royaume de Pologne, et par conséquent entourée de souverains qui, n’ayant qu’une ombre d’indépendance, au premier signal de Napoléon, seront prêts à porter la guerre dans le cœur de l’Autriche ? Jusqu’ici cette puissance n’a fourni que le contingent fixé par son traité avec la France; il est encore conduit par ses propres généraux; jusqu’à présent son territoire n’a pas été violé par les troupes françaises. Mais Napoléon, qui ne peut souffrir que ses alliés ne soient pas sous sa dépendance, ne profitera-t-il pas de chaque accroissement de sa puissance pour élever aussi ses prétentions ? Et l’Autriche, tandis qu’elle concourt à l’abaissement de la Russie, qu’elle s’isole et se jette dans le système fédératif de la France, ne se prive-t-elle pas de tous les moyens pour résister à cette influence toujours croissante ? Une fois la Russie affaiblie et son influence perdue, la première entreprise de Napoléon sera dirigée contre la Turquie. Il demandera impérieusement à l’Autriche un concours sans bornes dans cette guerre et le passage, pour ses troupes, à travers la Hongrie. Cette nouvelle coalition aura pour résultat que les Etats autrichiens seront entourés au Sud et à l’Est de provinces françaises, et dans tous les cas, la politique de la France après s’être affermie dans ses possessions s’appliquera au démembrement de la Monarchie autrichienne, fera jouer tous les ressorts pour abattre sa fermeté et son courage; et cependant tous les moyens auront été ravis à celle-ci de renouveller une alliance, soit avec l’Angleterre, soit avec la Russie ou quelque autre puissance de l’Europe.“
L’évidence de ce raisonnement était si frappante, l’énergie avec laquelle il était rendu si entraînante, que l’embarras visible de Mr de Binder ne dut pas paraître extraordinaire. Dans cette occasion un homme plus éloquent eût pu être, comme lui, réduit au silence. Ce qui servit à rehausser à mes yeux le prix des sentimens que venait d’exprimer le Prince Royal de Suède, est le moment où il tenait ce langage. La Russie était alors mise à la plus forte épreuve, et l’on ne pouvait encore juger jusqu’à quel point elle braverait le danger qui la menaçait. Les partisans de Napoléon triomphaient, et, en effet, jamais il n’avait paru si près de saisir la puissance universelle, qui est le but de ses travaux. Vous pouvez voir, par là, comme la politique du Prince Royal est indépendante des caprices de la fortune. Il n’agit que d’après des principes invariables. C’est le propre des âmes fortes et sublimes de suivre une résolution sage et conforme à l’honneur et au devoir et de sentir redoubler leur constance par la grandeur des difficultés qu’elles rencontrent.
D’ailleurs de Prince montrait encore dans cette occasion la profondeur de sa tactique. Il jugeait déjà alors que Bonaparte avait fait une grande faute en s’avançant jusqu’à Moscou, et que la campagne devait se terminer par sa défaite et par une retraite malheureuse.
Il y a quelques jours que je dinai avec Mr de Binder chez le Prince Royal. On connoissait déjà la fuite de Napoléon et l’on était instruit qu’il était parvenu à sauver sa personne, ce qui, quelques tems auparavant, pouvait, par de bonnes raisons, paraître assez impraticable. Après dîner, le Prince prit Mr de Binder en particulier et l’entretint longtems. Je n’étais pas alors aussi à portée d’entendre ce que disait Son Altesse que la première fois. Je puis pourtant vous rapporter très-exactement les points principaux du discours de S.A.. Il s’agissait d’engager de la manière la plus pressante la Cour de Vienne d’entrer dans la coalition des puissances du Nord. Le Prince a dit en propres termes :
„Qu’il était autorisé à assurer l’Autriche les conditions du traité de Campo-Formio dans le cas où elle consentirait à cette alliance. La coalition actuelle, observait-il, ne ressemble en rien aux précédentes. En Angleterre, en Espagne, en
Portugal, et à cette heure, en Russie, ce n’est pas proprement une guerre entreprise pour soutenir la cause des Rois; elle est devenue partout une guerre nationale. La Russie vient de connaître le secret de ses propres forces, et sa politique ne sera plus désormais arrêtée par crainte des dangers qu’elle aurait à courir par suite d’une invasion de l’ennemi. Mais c’est peu pour la Russie, comme pour tous les peuples envahis depuis douze ans, d’avoir vengé une injuste agression; il faut mettre pour toujours son auteur hors d’état de la renouveller. Pour cela il convient de renverser le système fédératif de la France, et de rendre à l’Allemagne une organisation durable et vraiment Germanique. On offre aux Princes qui voudront recouvrer leur indépendance, tous les moyens d’y parvenir. Mais s’ils persistaient à s’attacher au maintien d’une alliance qui consiste dans les sacrifices des biens et de la vie des peuples et dont le but est l’agrandissement d’une domination étrangère, on doit s’attendre que les Puissances coalisées ne manqueront pas de tirer parti de la haine des peuples pour le joug que leur impose la France, afin d’exciter un mouvement général, et l’on ne peut prévoir jusqu’où pourra s’étendre cette révolution et combien de gouvernements elle menace. L’on est bien décidé à ne pas poser les armes avant d’avoir conquis l’indépendance de l’Europe et d’avoir affermi d’une manière inébranlable les principes du droit des nations policées.“
La situation de la Suède doit être pour l’Autriche la garantie des sentimens du Prince Royal. Placé à la tête d’une puissance de second rang, il doit désirer que l’équilibre politique de l’Europe, que la prépondérance de la France a rompu, soit rétablie d’une manière durable; et ce n’est qu’en mettant l’Autriche en possession de ses anciennes provinces qu’on peut y parvenir. Le Prince Royal m’assure que dans la dernière guerre, dans l’intervalle de la bataille d’Aspern et de celle de Wagram, il avait conseillé au Ministère autrichien, par l’entremise de l’ancien secrétaire du Marquis Gallo, de se prêter à un accommodement, et qu’il avait parlé dans ce sens à l’évêque de St Polten, qu’il n’avait donné ce conseil que parce que, connaissant la grandeur des efforts de la France, dont la bataille de Wagram fut le produit, il avait désiré que l’Autriche put obtenir les conditions les moins défavorables.
Après cette exposition des sentimens du Prince Royal, je ne puis me dispenser d’ajouter un mot sur l’impression que produisent les grandes qualités de ce prince sur tous ceux qui ont le beonheur de le connaître personnellement. A travers la noble simplicité, la dignité tranquille et le charme entraînant répandus sur sa personne, brille le feu qui remplit son âme de la passion de la gloire. Sa prudence naturelle s’est fortifiée par l’expérience d’un vie riche en événemens sans lui faire perdre rien de son énergie. Un tel homme est fait pour gouverner l’opinion publique, et déjà l’on voit qu’il lui a donné ici une autre direction. La Suède se promet du choix heureux de cet héritier du trône de longues années de bonheur, d’ordre et de tranquillité intérieure, d’influence et de considération au dehors. La confiance la plus grande règne entre l’Empereur de Russie, le Prince de Galles et le Prince Royal de Suède, et leur inclination personelle ressort des accords [?] formés pour la sûreté et le bonheur des peuples. Celui-ci, par sa modération dans la guerre et sa douceur dans son administration s’est fait de nombreux partisans dans le nord de l’Allemagne. D’après les rapports dignes de foi, partout le peuple est prêt à faire le plus grands efforts pour s’affranchir d’un joug étranger. L’on attend avec impatience l’arrivée d’un libérateur, d’un nouveau Gustave Adolphe, non moins célèbre par son amour pour la justice que par son courage et par son habileté dans la guerre. Mais la lutte actuelle n’est pas plus une guerre civilie qu’une guerre de religion. Tout bon citoyen de l’ancien corps germanique ne manquera pas de faire cause commune dans cette circonstance. La part que prend la Suède aux affaires politiques de l’Allemagne ne peut avoir rien d’allarmant pour l’Autriche; sa coopération n’est pas dirigée contre elle, mais bien contre la puissance de la France, ou pour mieux dire contre l’abus que fait son chef de la prépondérance qu’il s’est acquise. On voit encore le Danemarck attaché à sa politique, mais du moment où il se verra menacé sérieusement par trois puissances sans qu’il puisse espérer de son allié un secours efficace, il n’y a pas de doute qu’il changera de sentiment. Le nom du Prince Royal de Suède prononcé dans les armées françaises et dans l’intérieur de la France même peut encore produire quelque effet. Le Général Bernadotte a rendu à son pays d’aussi importants services que Moreau, sa gloire s’y est conservée également pure. Mais par la profonde connaissance des hommes et la fermeté de caractère, le premier est infiniment supérieur à l’autre. Quand les peuples verront sous les mêmes drapeaux marcher la justice, la modération et la fortune, ils cesseront bientôt de se sacrifier pour assouvir l’ambition d’un seul. La France reconnaîtra qu’elle succombe sous le fardeau de ses conquêtes; elle sentira la nécessité de donner des bornes à la Constitution de sa Monarchie, et si Napoléon se rend au vœu général, s’il fuit le conseil de s’en remettre, pour le gain de sa cause, à un coup de fortune, alors seulement il peut espérer de laisser à son successeur un trône tranquille, car le progrès des lumières ne permet pas que le pouvoir absolu et sans bornes puisse subsister longtems.
L’abord facile que vous avez chez l’Empereur m’assure que vous pourrez mettre vous-même ces communications sous les yeux de S.M.; votre dévouement à votre souverain m’est garant que vous voudrez vous charger de cette commission. Quel bonheur pour les peuples de l’Allemagne de pouvoir renaître, protégés par les aigles autrichiens, et d’oser par un libre choix reconnaître l’Empereur d’Autriche pour leur Chef ! Je n’ignore pas que souvent, pendant la guerre de la révolution, les efforts et les sacrifices de cette puissance en faveur de l’Allemagne n’ont recueilli que l’ingratitude, qu’elle a été faiblement secondée et même qu’elle a trouvé de la résistance à l’exécution de ses sages dessins. Mais aujourd’hui nous sommes instruits par l’expérience. Nous apprécions la différence de vivre en obéissant à des lois douces et paternelles, ou de gémir, courbé sous la verge de fer d’un dominateur étranger. Les hommes bien pensants de l’Allemagne, protestants, catholiques, tous s’accordent sur le mérite et les droits de tant de grands souverains issus de la maison d’Autriche. Tous reconnaissent qu’il faut à la Confédération germanique une Constitution plus forte que la précédente dont les défauts ont livré sans défense ses états à l’influence de la France; ils sentent que le Chef de la confédération doit être investi d’un plus grand pouvoir. Mais il n’est pas entré dans la pensêe de ceux qui désirent le retour de cet ordre des choses d’engager l’Autriche dans une nouvelle guerre. Son concours donnerait un résultat prompt et décisif, et rendrait la Prusse à soi-même; mais affaiblie par la levée récente d’une armée de 300.000 hommes, ruinée dans ses finances par une guerre si peu semblable aux précédentes, où elle s’enrichissait de rapines, assaillie en même tems par la Russie, l’Angleterre, la Suède, l’Espagne, et le Portugal, la France est hors d’état de résister aux efforts de l’Europe entière, qui vole à la conquête de son repos et de son indépendance. Cependant l’Autriche à la première attaque n’a pour ainsi dire qu’à étendre sa main pour ressaisir son littoral, ses provinces italiennes et ses provinces en Slavonie. J’ai été souvent à même d’observer dans mes voyages que dans tous les pays soumis autrefois à la maison d’Autriche, l’on y conserva la mémoire de la douceur de son gouvernement et que le retour sous son sceptre est l’objet des vœux des habitans.
Votre Excellence me pardonnera la langueur de cette lettre en flaveur de l’importance de son contencu. Je me flatte aussi qu’elle rendra justice à l’esprit qui a conduit ma plume. Je suis Hanovrien, sujet du Roi de la Grande-Bretagne; mon père a été comblé des grâces de ce monarque. Je sais que le Prince de Galles a témoigné qu’il n’abandonnerait jamais les droits de sa maison en Allemagne. Je puis donc encore me livrer à l’espoir que je ne suis pas sans patrie, et s’il n’est pas permis à un homme libre de respirer sur le sol qui l’a vu naître, je suis décidé à me retirer en Angleterre. Mais ce sentiment général que je partage et qui est renforcé par le souvenir des bienfaits de votre cour, me fait joindre mes vœux à ceux de tant de patriotes pour la gloire et les intérêts de la maison d’Autriche.
Recevez Monsieur le Comte, etc. etc.
signé A.W.S.
P.S. Je m’enorgueillis de pouvoir annoncer à V.E. que le Prince Royal a témoigné la plus grande estime à mon frère touchant ses sentimens politiques.
J’envoie un Duplicata de la présente par la voie de St Pétersbourg afin que d’une ou d’une autre manière elle puisse parvenir à Votre Excellence.