• August Wilhelm von Schlegel to Guillaume Favre

  • Place of Dispatch: Coppet · Place of Destination: Genf · Date: [April 1815]
Edition Status: Single collated printed full text without registry labelling not including a registry
    Metadata Concerning Header
  • Sender: August Wilhelm von Schlegel
  • Recipient: Guillaume Favre
  • Place of Dispatch: Coppet
  • Place of Destination: Genf
  • Date: [April 1815]
  • Notations: Datum sowie Absende- und Empfangsort erschlossen.
    Printed Text
  • Bibliography: Adert, Jules: Mélanges dʼhistoire littéraire par Guillaume Favre. Avec des lettres inédites dʼAuguste-Guillaume Schlegel et dʼAngelo Mai. Bd. 1. Genf 1856, S. LXXIX‒LXXXII.
  • Incipit: „Mille grâces de lʼenvoi du glossaire, et bien davantage encore de votre lettre intéressante qui touche à une infinité de points [...]“
    Manuscript
  • Provider: Bibliothèque de Genève
  • Classification Number: Ms. suppl. 968, f. 28r-31v
  • Number of Pages: 4 S., hs. m. U.
Mille grâces de lʼenvoi du glossaire, et bien davantage encore de votre lettre intéressante qui touche à une infinité de points de mes recherches.
Jʼentre dʼabord en matière. Je pense que, malgré lʼexistence antérieure des runes, lʼinvention des lettres dʼUlphilas peut sʼexpliquer par une idée superstitieuse. Comme les runes passaient pour avoir servi à la sorcellerie et à tous les usages diaboliques, on aurait cru profaner lʼÉvangile en les employant. Dʼailleurs, lʼalphabet runique était incomplet; on nʼavait point encore écrit de longs livres; il fallait donc des distinctions grammaticales plus fines. Les savants suédois prétendent que quelques caractères dʼUlphilas sont imités des runes. On ne pourrait juger de cela avec certitude que dʼaprès un fac-simile du manuscrit, quʼon nʼa donné nulle part que je sache. Je ne me pardonnerai jamais dʼavoir été trop indolent pour inspecter le Codex Argenteus, quand je nʼétais quʼà une journée dʼUpsala.
Lʼhistoire de ce manuscrit serait aussi curieuse à savoir. Les Suédois nʼen parlent pas, je crois, parce quʼil a été transporté en Suède un peu per fas et nefas. Quʼest-ce que le Cœnobium Werthinese, où il était autrefois? Est-ce Donauwerth? (Cʼest Werden en Westphalie.-G. F.)
Dans Ulphilas, runa signifie mysterium, consilium, comme encore aujourdʼhui en allemand raunen est parler à voix basse. Il emploie des termes gothiques pour lʼart de lʼécriture. Meljan (scribere), meli (scripturæ), ufarmelcins (superscriptio). Les Anglo-Saxons ont eu aussi un terme indigène pour écrire: write, encore usité dans lʼanglais. En allemand, le mot schreiben est formé de scribere, mais le nom des lettres Buchstaben ramène aux runes: Stab, bâton ou ligne droite, Buche, hêtre.
Dans les gloses de Kevon à la règle de saint Benoît, écrites à Saint-Gall dans le huitième siècle, lʼon trouve runstaba, pour eulogiæ. (Schilter, Thesaur. R. S. Bened., I. IV.) En anglo-saxon: Staef-craft, la grammaire, lʼart des lettres.
Je trouve quelques traces de lʼusage des runes dans Tacite, Germ. c. 10. Il parle de sortiléges faits par les prêtres, auxquels on employait «surculos notis quibusdam discretos.» Ces marques étaient donc des incisions. Vient le nom de la prophétesse Aurinia; dʼautres ont déjà pensé quʼil fallait lire Aliruna. Enfin: «literarum secreta ignorant.» Jʼexplique ce passage, qui a donné lieu à tant de disputes, tout autrement que les commentateurs à moi connus. «Les hommes et les femmes (du peuple) ignorent lʼusage des lettres, qui chez eux sont traitées comme un mystère, cʼest-à-dire par les prêtres.»
Comme vous, je ne doute nullement que lʼancienne rédaction de la loi salique nʼait été traduite dʼaprès un manuscrit runique. Comment veut-on quʼune loi, dont le but principal était de fixer le taux des amendes, ait pu se conserver dans la mémoire? Mais le diable peut seul se tirer de ce baragouin, écrit dʼabord par un Franc qui ne savait pas le latin, copié ensuite par des Gaulois qui ne savaient pas la langue des Francs.
Il y a un terrible chapitre dans cette loi sur lʼattouchement indiscret des femmes: tant pour la main, tant pour le bras au-dessous du coude, au-dessus du coude; cela monte déjà fort haut, et puis[...] Enfin la loi est heureusement abolie, autrement il y aurait beaucoup de gens ruinés.
Pour revenir aux runes, jʼen ai trouvé une trace dans la Transylvanie. Voyez Thrwöez, c. XXIV. Il dit que les Szekles, «nondum Scythicis litteris obliti» se servent «non encausti et papyri ministerio, sed baculorum excisionis artificio.» Les Szekles se disent les descendants des Huns restés dans le pays. Ils ont été toujours reconnus pour tels par les rois de Hongrie. Il se pourrait donc que cet art, dont parle Thrwöez, sans doute oublié aujourdʼhui, eût été communiqué aux Huns par les Goths, dans le temps que ceux-ci formaient une partie de lʼempire des Huns.
Je nʼai pas grande foi en Trithemius ni en Hunnibald; cependant il faut les écouter, puisquʼils peuvent avoir eu des manuscrits perdus aujourdʼhui, et je vous serais obligé si vous vouliez me les procurer.
Jʼai extrait de lʼAnonyme de Bela, de Boguphal et de Potocki tout ce qui pouvait être à mon usage. Ce Walgersz de Boguphal est notre Waltharius, princeps Aquitaniæ, transplanté en Pologne, sans doute dʼaprès la même tradition allemande qui a servi de base au poëme latin que vous connaissez.
Il nʼy a aucun doute quʼil ne faille entendre Vérone sous le nom de Bern, de cette ville illustrée par nos romanciers héroïques. Nos historiens du seizième siècle nomment encore le passage des Alpes qui conduit à Vérone: die Berner Clausen (les Cluses de Berne). Je pense même que le duc de Zähringen, en bâtissant la ville de Berne en Suisse, lʼa nommée ainsi par allusion à lʼautre, ses ancètres ayant été margraves à Vérone. M. de Müllinen, profond connaisseur de lʼhistoire de Suisse, mʼa paru approuver cette conjecture.
Très-probablement le manuscrit dont parle Bembo était gothique. Un Espagnol, cité par Benzelius, en a vu à Turin. Peut-être trouverait-on quelque chose si lʼon pouvait fouiller à son aise dans le Vatican. Mais les bibliothécaires y sont jaloux de leurs richesses, comme le dragon des Hespérides. Je crois quʼon a beaucoup écrit en langue gothique, et que les Italiens ont détruit ces manuscrits exprès pour nʼavoir pas lʼair de descendre des Barbares. Le contrat en langue gothique, publié par Donius, ainsi isolé, fait tirer de fortes inductions. Syagrius avait si bien appris la langue des Bourguignons, qui était celle des Goths, quʼil corrigeait les Barbares eux-mêmes quand ils faisaient des fautes de grammaire. Comment cela se pourrait-il sans la connaissance de livres écrits? Saint Chrysostôme fit prêcher devant lui un prêtre en langue gothique. Or, sʼils prêchaient, ils écrivaient aussi leurs homélies. Chez les Vandales, nation, gothique, on célébrait le culte dans leur langue maternelle. Les mots corrompus dans le texte de saint Augustin doivent être rétablis ainsi: Franja armai (Domine miserere). Et remarquez que cʼétaient des Vandales encore catholiques, car sʼils eussent été ariens, saint Augustin nʼen aurait pas été si édifié.
Vous avez certainement très-raison sur Knight. Mais en voilà déjà assez et de reste pour vous fatiguer; ce serait bien pis si je tombais dans le sanscrit
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Les communications avec vous me sont toujours infiniment agréables; mais causer vaut encore mieux quʼécrire. Venez donc bientôt nous voir. Mme de Staël ne va à Genève que samedi. Je désirerais bien venir à Genève pour quelques jours; mais cela ne se peut que lorsque nous aurons plus de monde ici.
Tout à vous,
SCHLEGEL.
Pourriez-vous me procurer ce quʼon a publié sur les Goths de la Crimée?
Mille grâces de lʼenvoi du glossaire, et bien davantage encore de votre lettre intéressante qui touche à une infinité de points de mes recherches.
Jʼentre dʼabord en matière. Je pense que, malgré lʼexistence antérieure des runes, lʼinvention des lettres dʼUlphilas peut sʼexpliquer par une idée superstitieuse. Comme les runes passaient pour avoir servi à la sorcellerie et à tous les usages diaboliques, on aurait cru profaner lʼÉvangile en les employant. Dʼailleurs, lʼalphabet runique était incomplet; on nʼavait point encore écrit de longs livres; il fallait donc des distinctions grammaticales plus fines. Les savants suédois prétendent que quelques caractères dʼUlphilas sont imités des runes. On ne pourrait juger de cela avec certitude que dʼaprès un fac-simile du manuscrit, quʼon nʼa donné nulle part que je sache. Je ne me pardonnerai jamais dʼavoir été trop indolent pour inspecter le Codex Argenteus, quand je nʼétais quʼà une journée dʼUpsala.
Lʼhistoire de ce manuscrit serait aussi curieuse à savoir. Les Suédois nʼen parlent pas, je crois, parce quʼil a été transporté en Suède un peu per fas et nefas. Quʼest-ce que le Cœnobium Werthinese, où il était autrefois? Est-ce Donauwerth? (Cʼest Werden en Westphalie.-G. F.)
Dans Ulphilas, runa signifie mysterium, consilium, comme encore aujourdʼhui en allemand raunen est parler à voix basse. Il emploie des termes gothiques pour lʼart de lʼécriture. Meljan (scribere), meli (scripturæ), ufarmelcins (superscriptio). Les Anglo-Saxons ont eu aussi un terme indigène pour écrire: write, encore usité dans lʼanglais. En allemand, le mot schreiben est formé de scribere, mais le nom des lettres Buchstaben ramène aux runes: Stab, bâton ou ligne droite, Buche, hêtre.
Dans les gloses de Kevon à la règle de saint Benoît, écrites à Saint-Gall dans le huitième siècle, lʼon trouve runstaba, pour eulogiæ. (Schilter, Thesaur. R. S. Bened., I. IV.) En anglo-saxon: Staef-craft, la grammaire, lʼart des lettres.
Je trouve quelques traces de lʼusage des runes dans Tacite, Germ. c. 10. Il parle de sortiléges faits par les prêtres, auxquels on employait «surculos notis quibusdam discretos.» Ces marques étaient donc des incisions. Vient le nom de la prophétesse Aurinia; dʼautres ont déjà pensé quʼil fallait lire Aliruna. Enfin: «literarum secreta ignorant.» Jʼexplique ce passage, qui a donné lieu à tant de disputes, tout autrement que les commentateurs à moi connus. «Les hommes et les femmes (du peuple) ignorent lʼusage des lettres, qui chez eux sont traitées comme un mystère, cʼest-à-dire par les prêtres.»
Comme vous, je ne doute nullement que lʼancienne rédaction de la loi salique nʼait été traduite dʼaprès un manuscrit runique. Comment veut-on quʼune loi, dont le but principal était de fixer le taux des amendes, ait pu se conserver dans la mémoire? Mais le diable peut seul se tirer de ce baragouin, écrit dʼabord par un Franc qui ne savait pas le latin, copié ensuite par des Gaulois qui ne savaient pas la langue des Francs.
Il y a un terrible chapitre dans cette loi sur lʼattouchement indiscret des femmes: tant pour la main, tant pour le bras au-dessous du coude, au-dessus du coude; cela monte déjà fort haut, et puis[...] Enfin la loi est heureusement abolie, autrement il y aurait beaucoup de gens ruinés.
Pour revenir aux runes, jʼen ai trouvé une trace dans la Transylvanie. Voyez Thrwöez, c. XXIV. Il dit que les Szekles, «nondum Scythicis litteris obliti» se servent «non encausti et papyri ministerio, sed baculorum excisionis artificio.» Les Szekles se disent les descendants des Huns restés dans le pays. Ils ont été toujours reconnus pour tels par les rois de Hongrie. Il se pourrait donc que cet art, dont parle Thrwöez, sans doute oublié aujourdʼhui, eût été communiqué aux Huns par les Goths, dans le temps que ceux-ci formaient une partie de lʼempire des Huns.
Je nʼai pas grande foi en Trithemius ni en Hunnibald; cependant il faut les écouter, puisquʼils peuvent avoir eu des manuscrits perdus aujourdʼhui, et je vous serais obligé si vous vouliez me les procurer.
Jʼai extrait de lʼAnonyme de Bela, de Boguphal et de Potocki tout ce qui pouvait être à mon usage. Ce Walgersz de Boguphal est notre Waltharius, princeps Aquitaniæ, transplanté en Pologne, sans doute dʼaprès la même tradition allemande qui a servi de base au poëme latin que vous connaissez.
Il nʼy a aucun doute quʼil ne faille entendre Vérone sous le nom de Bern, de cette ville illustrée par nos romanciers héroïques. Nos historiens du seizième siècle nomment encore le passage des Alpes qui conduit à Vérone: die Berner Clausen (les Cluses de Berne). Je pense même que le duc de Zähringen, en bâtissant la ville de Berne en Suisse, lʼa nommée ainsi par allusion à lʼautre, ses ancètres ayant été margraves à Vérone. M. de Müllinen, profond connaisseur de lʼhistoire de Suisse, mʼa paru approuver cette conjecture.
Très-probablement le manuscrit dont parle Bembo était gothique. Un Espagnol, cité par Benzelius, en a vu à Turin. Peut-être trouverait-on quelque chose si lʼon pouvait fouiller à son aise dans le Vatican. Mais les bibliothécaires y sont jaloux de leurs richesses, comme le dragon des Hespérides. Je crois quʼon a beaucoup écrit en langue gothique, et que les Italiens ont détruit ces manuscrits exprès pour nʼavoir pas lʼair de descendre des Barbares. Le contrat en langue gothique, publié par Donius, ainsi isolé, fait tirer de fortes inductions. Syagrius avait si bien appris la langue des Bourguignons, qui était celle des Goths, quʼil corrigeait les Barbares eux-mêmes quand ils faisaient des fautes de grammaire. Comment cela se pourrait-il sans la connaissance de livres écrits? Saint Chrysostôme fit prêcher devant lui un prêtre en langue gothique. Or, sʼils prêchaient, ils écrivaient aussi leurs homélies. Chez les Vandales, nation, gothique, on célébrait le culte dans leur langue maternelle. Les mots corrompus dans le texte de saint Augustin doivent être rétablis ainsi: Franja armai (Domine miserere). Et remarquez que cʼétaient des Vandales encore catholiques, car sʼils eussent été ariens, saint Augustin nʼen aurait pas été si édifié.
Vous avez certainement très-raison sur Knight. Mais en voilà déjà assez et de reste pour vous fatiguer; ce serait bien pis si je tombais dans le sanscrit
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Les communications avec vous me sont toujours infiniment agréables; mais causer vaut encore mieux quʼécrire. Venez donc bientôt nous voir. Mme de Staël ne va à Genève que samedi. Je désirerais bien venir à Genève pour quelques jours; mais cela ne se peut que lorsque nous aurons plus de monde ici.
Tout à vous,
SCHLEGEL.
Pourriez-vous me procurer ce quʼon a publié sur les Goths de la Crimée?
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