Camoëns raconte que Vasco de Gama aborda sur la côte orientale de l’Afrique à Melinde. Le roi l’interrogea pourquoi il faisoit une navigation aussi périlleuse dans les mers où jamais aucun homme de son pays n’étoit parvenu. Vasco de Gama répondit: Mon roi qui habite à l’extrémité de l’Occident me l’a ordonné. Là-dessus, dit le poète, le roi de Mélinde prit un respect merveilleux pour la puissance d’un roi qui étoit obéi d’aussi loin.
Vous ressemblez en cela, chère amie, et peut-être sur beaucoup d’autres points, au grand Emmanuel que vous êtes fort bien obéie à distance. Pour rien au monde je n’aurois voulu rester à Vienne sans votre permission expresse – et je ne pouvois considérer comme telle vos invitations, puisqu’elles étoient faites dans une supposition qui, malheureusement, ne s’est pas réalisée. Je suis donc revenu, et au plus vite, pour ne vous causer aucune inquiétude et pour être toujours prêt. Vraiment vous avez trop peu de confiance en vos amis.
Je croyois devoir vos informer d’une circonstance qui me concernoit. On me fait une politesse, probablement fort superficielle et sans conséquence, je réponds poliment mais d’une manière également vague. J’évite de passer par une ville où mon chemin me conduisoit naturellement pour n’entrer dans aucune négociation. Y a-t-il là de quoi s’alarmer comme si le feu étoit à la maison? Je trouve dans votre lettre une phrase vraiment fort offensante:«Certes vous en convenez vous-même, c’est parce que l’on sait que vous n’avez besoin de personne que tout le monde vient au devant de vous à présent». Je n’en conviens pas du tout. Je n’ai jamais eu besoin de personne; il y a seize ans que j’ai commencé à vivre de mes travaux littéraires, je me suis frayé mon chemin par le monde sans fortune et sans protection, je n’ai jamais rien demandé à aucun prince, je n’ai point cherché de place, j’ai fait tout le contraire. Je savois parfaitement que je gendarmois l’amour-propre de la médiocrité par mes écrits, mais j’agissois d’après des principes et je me mis en opposition avec les opinions à la mode. Si j’avois voulu flatter à droite et à gauche, j’aurois fait fortune tout autrement. Je n’avois qu’à laisser passer la première effervescence et à ne point provoquer à nouveau des adversaires pour être sûr d’être apprécié et mis à ma place. C’est aimable en effet de supposer que l’opinion qu’on a de moi ne puisse pas engager à m’appeler à quelque emploi [....]. Au contraire, si depuis sept ans je n’ai point eu de vocation, c’est parce qu’on m’a perdu de vue, et qu’on me croyoit engagé dans d’autres relations qui m’empêchassent de rien accepter dans ma patrie, ce qui étoit vrai. Vous savez qu’il a été assez fortement question de moi, lorsqu’on a formé la nouvelle université de Berlin, pour en faire parler généralement. Il me semble que vous seriez vous-même intéressée, comme amie, à l’honneur que l’on veut bien me faire, de quelque part que ce soit. Du reste c’est une affection vraie et profonde, c’est l’admiration de vos grandes et belles qualités, c’est la conformité des sentimens et des opinions, c’est enfin l’ambition de contribuer autant que mes moyens le permettent à réparer les injustices du sort, qui m’attache à vous, et non pas aucune circonstance extérieure. Je vous demande si j’ai besoin des secours d’aucun gouvernement pour m’arranger une existence indépendante, convenable et conforme à mes goûts? Fiez-vous donc à mon cœur seul, chère amie, et ne vous formez pas des chimères indignes de nous deux. J’ai promis de ne vous point demander de congé avant de vous voir heureusement tirée hors des incertitudes de votre situation actuelle et bien établie selon vos souhaits. M’avez-vous jamais vu manquer à ma promesse?
Vous auriez dans cette circonstance été fort contente de Frédéric que vous avez si souvent accusé sans raison. D’abord il étoit décidément d’avis que je ne passasse point à M.; ensuite le lendemain sa femme me confia qu’il n’avoit pas dormi toute la nuit d’inquiétude, se figurant que le mauvais génie me faisait la patte de velours pour m’attirer à soi – autant il aimeroit me voir fixer en Autriche, ce qui, en effet, est aujourd’hui la place la plus honorable pour un Allemand, autant il détesteroit de me voir attaché à quelqu’un de ces nouveaux rois antigermaniques et qui n’ont pas la véritable onction. C’est pour nous, frères, cependant une grande privation que d’être si loin l’un de l’autre sans perspective de réunion; il avoit été tout hypocondre et d’un abattement extrême avant ma venue, il étoit tout remonté par nos entretiens. A mon départ, il m’accompagna et puis il se retourna tout seul à pied par un champ aride et sans ombre, image vraiment triste de notre séparation.
J’en viens à votre avant-dernière lettre. Ma belle-sœur a un peu risqué le secret en s’adressant à la sœur de Billy et sa belle-mère par la poste. William parloit toujours d’occasions particulières dont il falloit profiter dans ces choses-là, c’est pourquoi j’avois proposé d’aller aux bains dans ce voisinage. Mais peut-être vaut-il mieux s’assurer d’avance? Si la sœur de Billy promet de s’y intéresser, je ne doute plus qu’on obtienne la lettre de crédit, ainsi l’on pourroit d’abord se mettre en marche pour aller à sa rencontre. Cependant rien ne presse et il vaut mieux se donner le loisir pour arranger ses autres affaires puisqu’aussi bien, en passant par chez Valérie, on n’aura plus le tems d’achever avant la mauvaise saison le grand voyage.
Je déconseille aussi fortement que je puis les eaux de B. à 4 lieues de chez Frédéric. Ce seroit précisément le moyen de se mettre le plus en évidence – la cour y est en partie, le beau monde va et vient, les anciennes connoissances viendroient de la Capitale voir ma belle-sœur, enfin on ne pourroit pas s’y prendre autrement si l’on vouloit faire un grand éclat. Tous ces inconvénients sont évités aux eaux de T. On n’imaginesa pas de retenir quelqu’un là après la saison; ainsi la ressource de Pr. est bien assurée; c’étoit aussi l’opinion de William.« Il y a là tant d’illustres victimes,» disoit-il. On aura la capitale ensuite, je n’en doute pas, mais je crois qu’il seroit plus prudent de ne pas débuter comme cela. L’hyver ainsi passé me paraîtroit plus supportable pour ma belle-soeur qu’auprès de Valérie, où il doit y avoir bien peu de ressources et un climat affreux . Si l’on peut s’arranger avec Billy lui-même pour rester auprès de lui, cela est différent; il y auroit des avantages à cela.
L’idée du respectable ami de Genève étoit aussi celle de l’ami de Pirna, en repassant les différentes possibilités; mais il faudroit que M. de D.n. donnât les recommandations nécessaires et j’ai peu de données sur lui; je ne sais pas si c’est un homme qui aime à obliger. Cela seroit de beaucoup la voye la plus courte – il faudroit toutefois se presser pour ne pas tomber dans la mauvaise saison.
Les A., si vous en êtes curieuse, ont eu des passeports suisses que l’ami de Pirna me dit leur avoir procuré sur l’intervention de leur compatriote appelé Johnson, dont il m’a dit un grand bien – je vous en ai déjà parlé. Mais Adam Muller qui venoit assez fraîchement de ce pays soutenoit que le chemin qu’ils ont pris est plus sévèrement fermé depuis, et que ce qui étoit possible il y a trois ou quatre mois ne le seroit plus désormais.
La voye qu’ont pris les Cazen... – protégés et guidés sans doute par le même Johnson – doit être fort pénible. L’ami de Pirna prétend que le voyage de terre n’est encore rien à côté de l’affreuse navigation qu’il faut faire ensuite; il me dit qu’il ne prendroit jamais ce chemin sans l’extrémité d’une persécution, que hors de là, rien ne l’engageroit à mettre les pieds hors des frontières.
Je conçois que le changement continuel et rapide des circonstances influe sur tous les projets et jette dans de grandes incertitudes. Par exemple, les nouvelles de la patrie d’Alb. qu’on débitoit là-bas paraissoient très graves, il seroit pourtant triste de débuter dans la carrière sous de tels auspices. Maurice proposa pour lui d’entrer au service dans le pays même où il a fait ses études; il ne doutoit pas qu’on ne parvint à le placer avantageusement. Quelle sera la pensée d’Alb. à cet égard? En général, en marchant d’abord doucement on seroit sûr, je pense, de se fixer là en parfaite tranquillité; ce seroit un terme intermédiaire; si pour le moment la grande résolution offroit trop de difficultés et d’inconvéniens, on y attendroit le dénouement ultérieur. Les avantages du côté de l’économie pourroient aussi mettre un petit poids dans la balance – mais je ne veux pas insister trop, de peur qu’on ne croye que mes penchans personnels influent sur mes conseils. Je conviens que je n’en ai point de parfaitement satisfaisants à donner. L’on me trouvera toujours à mon poste. Il faut finir pour ne pas manquer la poste. J’écrirai de nouveau demain. Vous m’avez cette fois-ci pris tout mon tems par vos injustes accusations de félonie. Je resterai à Zurich jusqu’à ce que le Roi Emmanuel permettra que j’aille à B[erne] quoique cela ne me soit pas fort agréable. Ma ressource, c’est la bibliothèque publique; je suis tombé sur de vieux bouquins et je travaille aussi bien que l’on peut dans une auberge. Dites mille choses de ma part à M. Math[ieu]; j’aurois un plaisir infini à le voir, mais je ne vaux pas la peine de le détourner de son chemin. Je n’ai pas de grandes lumières nouvelles à vous communiquer, ce sont seulement des détails omis, par lesquels dans une conversation j’espérois pouvoir donner une idée plus précise de la situation des choses, telle que j’ai pu la voir.
Dites à Mad[ame] Réc[amier] que selon le compliment persan la poussière qui tombe de ses pieds est le plus précieux collyre pour mes yeux . Mille amitiés.