Mr. le Comte
Je vous écris encore dʼici; Le Prince Royal a été retenu jusquʼà présent à Str.[alsund] bien malgré lui dans une inactivité désolante mais forcée. Votre Excellence saura elle même juger toute la situation, quʼElle me permette cependant de lui en retracer les principaux traits, principalement dʼaprès un entretien que jʼeus lʼhonneur dʼavoir hier avec Son Altesse Royale.
En arrivant ici le Prince Royal ne trouva pas un seul homme des 35 000 Russes et 25 000 Pr.[ussiens] qui lui étaient promis par les traités, ni des mesures prises pour les mettre à sa disposition. Berlin semblait menacé, lʼallarme y était très vive, on pressait le Prince Royal de couvrir cette capitale. Dʼun autre coté on le suppliait de secourir Hambourg: cʼeût été étendre ses opérations avec les seules forces suédoises sur une ligne de près de 80 L.[ieues], ayant sur son flanc gauche les Danois, dont les dispositions hostiles se sont manifestées depuis, et à lʼautre extrémité Stettin derrière lui. En même temps lʼarmée des alliés après les deux batailles du 2 et du 21 Mai était en pleine retraite. Napoléon ayant dʼaprès tous les renseignemens et de lʼaveu même des Alliés une grande superiorité en nombre, pouvait facilement détacher un coup considérable pour debloquer les forteresses de lʼOder, et tourner la droite des Suédois. Il a donc fallu que le Prince Royal tînt ferme aux règles de la prudence, au lieu de se laisser aller à lʼimpetuosité guerrière qui lui est naturelle. Dès le commencement du printemps on sʼest occupé de fortifier Stralsund, on poursuit ces travaux avec activité, on fortifie surtout la petite île de Danholm, qui domine le passage à lʼîle de Rügen; dans cette île on a formé des magasins suffisans pour trois mois. – De cette façon le Prince Royal sʼest assuré [2] à tout hasard un point dʼappui, un pied ferme dans Allemagne et la libre communication par mer.
Ajoutez à cela, Mr. le Comte, que les espérances fondées sur la coopération de lʼAutriche, et repandues depuis deux mois dans toute lʼEurope, jusquʼici ne se sont pas réalisées. Un officier Prussien, Mr. de Lucey, envoyé du quartier général au Prince Royal, a apporté la nouvelle que les armées Autrichiennes entreraient incessamment en Campagne sur les frontières de la Bohême; mais il lʼa apportée verbalement: depuis trois jours rien dʼofficiel nʼest venu à lʼappui de cet ouï-dire; et vous mʼavouerez quʼune nouvelle aussi décisive doit être communiquée de tout une autre façon pour quʼon puisse agir en conséquence. Sans doute lʼAutriche aura la guerre, si elle ne la fait pas, Napoléon la lui fera. Mais ces retards dʼune epoque à lʼautre, lesquels ne peuvent plus être attribués aux préparatifs militaires font craindre quelque irrésolution dans le ministère. Il est donc possible que le moment soit manqué, et que les revers éprouvés en Allemagne, combinés avec les inquiétudes que donne la Pologne engagent la Russie à conclure une paix précipitée. Chaque instant peut nous tirer de cette inquiétude, mais encore une fois, pour décider des opérations, il faut une certitude officielle.
Si le Prince Royal avait trouvé seulement une partie des troupes auxiliaires prête à agir sous ses ordres, il aurait dʼabord, mʼa-t-il dit, poussé avec vigueur le siège de Stettin. Il aurait commencé par offrir une [3] capitulation honorable, et assurément personne nʼa autant de moyens de la rendre acceptable à un commandant français; en cas de refus il aurait entrepris dʼenlever dʼassaut les ouvrages extérieurs. La Prise de Stettin aurait degagé la basse Oder, et assuré la possession de la côte depuis Stralsund jusquʼà Colberg.
Depuis quelques jours le Général Prussien de Bulow, et les Généraux Russes, les Comtes de Wallmoden et Woronzow ont écrit à Son Altesse Royale quʼils avaient reçu lʼinstruction de se mettre sous ses ordres. Mais le Prince Royal veut sʼassurer que cela soit entendu dans toute la rigueur des réglemens militaires. Il a donc mandé au Général Bulow, quʼil exigeait comme condition préalable, que si le Roi de Prusse voulait donner une autre destination à ce corps, il en fût averti dix jours dʼavance, et que pendant cette epoque le Général continuât encore dʼagir conformêment à Ses ordres.
Outre le défaut des secours militaires convenus le Prince Royal a dû recevoir une impression très facheuse de la manière dont par le traité de Breslau du 19 Mars la Russie et la Prusse ont seules disposé dʼavance des affaires dʼAllemagne, en mettant entierement de coté lʼAngleterre et la Suède. Pourquoi ne pas sʼen tenir aux propositions faites par ces deux puissances? Au moins, si lʼon en souhaitait des modifications, il fallait les concerter dʼun commun accord. La maniere dont le Prince Royal envisage ce traité coïncide entierement avec celle de Votre Excellence. Vos observations judicieuses, Mr. le Comte, sont même exprimées avec une grande modération. Il me semble que si [4] lʼon avait voulu exprès amortir lʼexaltation nationale en Allemagne, on nʼaurait pas pu mieux faire. Heureusement ou malheureusement, je ne sais lequel des deux, ces réglemens nʼont pas encore pu être mis en exécution. Mais quʼaurait-ce été, si lʼarmée Russe Prussienne, au lieu de se retirer, avait marché en avant? Vos objections se bornent à la partie civile; mais dans lʼarticle 8 du traité de Breslau on parle de lʼorganisation militaire de lʼAllemagne, et lʼon ne dit pas, sous les ordres de qui devront servir les troupes ainsi levées. Apparemment on les destine aux mêmes puissances qui doivent tirer les revenus des provinces occupées. Cependant ne serait-il pas aussi juste quʼavantageux de les ranger sous les drapeaux du Prince Royal de Suède? Il est appelé conjointement avec lʼAngleterre à être le protecteur de la liberté Germanique dans le Nord; ses grands talens, ses brillans exploits militaires appellent autour de lui lʼenthousiasme national, son caractère personnel lui a depuis longtemps valu lʼamour des peuples pour la délivrance desquels il est prêt à combattre aujourdʼhui.
Je vous prie, Mr. le Comte, de mettre en contrast avec cet oubli des traités, et des services déjà rendus, les efforts quʼemploye le gouvernement français pour attirer de nouveau la Suède dans son système [5] et les offres brillantes quʼil nʼa jamais cessé de faire. Heureusement pour la cause commencée les principes du Prince Royal le rendent absolument incapable dʼécouter ce genre de propositions. Sa politique est simple: il veut lʼindépendance des souverains1), il aime la liberté des peuples. Il est convaincu que le retablissement de lʼAllemagne est necessaire au repos de lʼEurope; mais à quoi servirait de soustraire lʼAllemagne à la domination française, si elle devait retomber tout de suite sous un autre joug? Quelque pénétré quʼil soit des intérêts universels de lʼEurope, il ne doit pas perdre de vue ceux de la patrie adoptive. La Prusse, lʼAutriche, lʼAngleterre veulent reconquerir leurs anciens états héréditaires sur le continent: rien de plus naturel. Mais la Suède aussi a été victime de cette même domination: la Finlande lui a été enlevée dans une guerre faite par lʼinfluence française. Il lui faut donc des dédommagemens, et la Norvege serait à peine un équivalent. Le Prince Royal sʼest sacrifié par une confiance trop entière dans la foi des traités: si lʼété passé il eût insisté sur la possession provisoire dʼune partie de la Finlande ou du moins des îles dʼAland, il aurait eu un gage entre les mains; et la Russie aurait eu un motif de presser vigoureusement le Danemarc par des forces rassemblées sur les frontières de Holstein, et dʼarranger toute cette affaire avant lʼouverture de la Campagne.
[6] Si le Prince Royal se trouvait à la tête de 300 000 h.[ommes] on pourrait lui supposer des vues ambitieuses sur lʼEmpire de France ou dʼAllemagne. Mais par sa position aussi bien que par son caractère il est le défenseur né de la liberté des peuples. Appelé à la succession dʼun trone constitutionnel il nʼa pas cessé dʼêtre citoyen. Il veut rendre à la Suède sa considération au dehors, et raffermir cette monarchie dans lʼintérieur sur des bornes plus solides; il veut conserver la Poméranie, qui donne aux rois de Suède les droits dʼun Prince Allemand; cette province est le seul reste de lʼhéritage du grand Gustave-Adolphe, sur les traces duquel il se propose de marcher. Tout le reste de ses vœux et de ses efforts sera pour la cause européenne, et il a lʼame navrée de douleur de ce que jusquʼici ses intentions généreuses, secondées par la Grande Bretagne seule, ont rencontré tant dʼentraves. Quʼon me donne seulement 15 m[ille] allemands dévoués, et resolus à combattre pour leur patrie, a-t-il dit aux députés Hambourgeois en présence du major prussien Mr. de Lucey, et sans autres secours je commence tout de suite à agir conformément à vos demandes.
Je vous ai fait, Mr. le Comte, un tableau fidèle de lʼhorizon rembruni qui nous entoure, cependant jʼespere que ces nuages seront bientôt dispersés. [7] Si lʼAutriche se décide dʼaprès les motifs dʼune saine politique, ses vues et sa maniere dʼagir seront comme Votre Excellence le dit elle même, parfaitement conformes aux principes adoptés par lʼAngleterre et la Suède. Les représentations du Prince Royal auprès des cours de Russie et de Prusse ont été energiques; lʼexpérience nʼa déjà que trop montré la nécessité de sa coopération: lʼintelligence dans la coalition doit donc être promptement retablie. La triple-ambassade qui sʼest embarquée il y a 6 jours pour Copenhague est de retour dans ce moment: quelle quʼait été lʼissue de cette derniere tentative dʼune negociation, les refus de Danemarc et son adhésion à lʼalliance avec Napoléon, en tout cas ne pourront être quʼun obstacle secondaire.
Lʼhistoire dʼHambourg a prouvé, combien il est essentiel que lʼinsurrection en Allemagne soit dirigée aussi bien politiquement que militairement par une main ferme et expérimentée. Si les moyens pecuniaires et le zêle patriotique quʼoffrait cette ville populeuse, nʼavaient pas été gaspillés dans un désordre complet la possession en aurait pu être maintenue. Un commandant de troupes legeres, destiné uniquement à faire une guerre de partisan, sʼest vu tout à coup à la tête dʼune administration aussi compliquée. Les resultats ont été en conséquence. Jʼai là-dessus sous les yeux un mémoire très curieux dʼun des deputés Hambourgeois.
1) Im Konzept hieß es ursprünglich: des nations.
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