d’une lettre écrite à Monsieur de Gentz
à Vienne
Stockholm le 25 Avril
1813.
[2] Stockholm ce 25 Avril
1813.
– – – – Il y a près de deux mois, mon cher Gentz, que je vous ai écrit une longue lettre sur tout ce que j’ai eu occasion d’observer dans ce demi-tour de l’Europe que nous avons fait; mes reflexions sur les événemens, mes conjectures sur l’avenir. Je vous ai peint la noble fermeté que le Prince Royal a mis dans sa marche, et les difficultés qu’il a eu à vaincre. Vous connaissez aussi bien que moi les services que la Suède a rendus à la cause générale par tout ce qu’elle a fait, et par tout ce qu’elle s’est abstenue de faire. Mais tout en embrassant d’un vaste coup d’oeil les combinaisons de la politique européenne, le Prince Royal n’a jamais un seul instant perdu de vue les intérêts de la nation qui l’a appelé à la succession. Il veut signaler son avénement, en assurant aux Suédois un avantage vraiment national et durable. Des possessions transmarines ne peuvent nullement convenir à la Suède, comme l’histoire l’a prouvé: elles ont été acquises par des guerres longues & sanglantes, elles ont été perdues de même. De tout cela presque rien n’est resté; les seules conquêtes qui se soyent conservées, sont celles qui ont été faites dans la Scandinavie même: des provinces si essentielles à la Suède, qu’on a de la peine à se figurer aujourd’hui, qu’elles ayent jamais appartenu au Danemarc. La Suède ne peut pas reprendre son influence en Europe, elle ne peut jamais agir avec énergie au dehors, aussi long-temps que pendant chaque guerre elle a une immense frontière à garder [3] contre un voisin suspect. L’union des deux royaumes procurerait à la Scandinavie l’avantage inappréciable d’une existence à peu près insulaire: hors de contact d’un coté avec la Russie, de l’autre avec le Danemarc, inattaquable dans l’intérieur, elle pourrait s’adonner tout entière à cultiver ses avantages maritimes; délivrée de toute inquiétude sur son intégrité, elle n’aurait jamais plus de motif pour des guerres au dehors que celui de maintenir la liberté de la mer Baltique et la stabilité de l’état des choses dans le Nord.
Le Prince Royal veut donc la Norvège, il la veut absolument, rien ne pourra l’en détourner. Il a commencé par là le premier entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec lui, et hier encore il me parla dans le même sens. L’energie de sa volonté marche d’un pas égal avec la supériorité de son esprit. Il aura la Norvège de gré ou de force.
La premiere voye a été tentée inutilement dès le commencement de l’hyver. Le Cabinet de Copenhague n’a rien fait qui vaille. S’il s’était prêté à donner une garantie suffisante de son adhésion à la cause des alliés, en consentant à l’occupation provisoire du bailliage de Drontheim, le reste aurait été ajourné jusqu’à la pacification générale, & l’on n’aurait rien exigé de définitif avant que les indemnités du Danemarc n’eussent été assurées par des échanges. Il y aurait eu du mérite à quitter le parti de Napoléon, lorsque la scène de la guerre était encore en Pologne, et nous serions bien plus avancés que nous ne sommes, si pendant l’hyver un corps suédois eût pu passer par les isles et la Jutlande, pour agir conjointement avec des troupes danoises sur les derrieres [4] de l’ennemi. Le Danemarc a repoussé d’abord toute négociation; les forces de Napoléon ayant été refoulées de plus en plus, lorsqu’à Copenhague on s’est vu à peu près cerné, on a fait quelques propositions louches à droite et à gauche, uniquement dans le but de gagner du temps, de susciter une opposition au ministère anglais, et de désunir, s’il était possible, les alliés. Heureusement l’on a tenu ferme, et rien de tout cela n’a réussi. Ces démarches semblaient même dictées par Alquier, dans l’espérance de conserver le Danemarc intact jusqu’à ce que les armes de Napoléon eussent repris le dessus dans le Nord de l’Allemagne, pour employer alors toutes les forces danoises contre les alliés, soit en Allemagne, soit en Suède.
Nous allons voir si les Norvégiens montreront un dévouement sans bornes à un roi qu’ils n’ont jamais vu, et à un cabinet dont la politique depuis six ans les a exposés à la déstruction de leur commerce et à la plus affreuse disette. Le Prince Royal a eu soin de préparer les esprits en Norvège. On ne pense pas à changer le moins du monde les lois et les coutumes de ce pays, ni à le gouverner autrement que par ses propres magistrats. Il n’est pas question d’une réunion, mais de deux royaumes unis à droits égaux. On offrira même aux Norvégiens des soulagemens considérables de leurs charges actuelles, outre la liberté du commerce et l’abondance des grains qui s’ensuivraient immédiatement.
Voici un apperçu des forces suédoises. Vingtcinq mille hommes d’anciennes troupes observeront la Norvège. Deux classes de la conscription seront appellées aux armes, ce qui portera cette armée à 45,000 hommes.
[5] Trois classes de conscrits restent en reserve. L’armée suédoise destinée à agir sur le Continent est de 30,000 hommes; avec les troupes que les alliés mettront à la disposition du Prince Royal, il commandera 70,000 hommes: c’est tout ce qu’il faut à un général aussi actif & aussi expérimenté pour faire des opérations décisives.
Vous sentez bien qu’il nest pas nécessaire de conquérir la Norvège en Norvège même. Peut-être le cabinet de Copenhague changera-t-il de pensées, quand il verra grossir le danger. On ne doit pas trop regretter que cette épisode dans la guerre universelle distraira momentanément une partie des forces qui pourraient être employées contre l’ennemi principal. Il ne serait pas prudent de laisser le Danemarc en arrière dans sa position actuelle. On est porté dans ce moment à se former des espérances exagérées: cependant je ne crois pas qu’on puisse se flatter de voir cette terrible guerre terminée de si tôt. Lorsque la Suède aura obtenu son but, le seul pour lequel on puisse engager dans une guerre trans-marine une nation qui peut constitutionnellement faire valoir ses intérêts, elle sera à même d’agir d’autant plus librement au dehors. N’ayant plus à garder sa frontière, avec les enrôlemens volontaires en Norvège, ses forces disponibles pour la guerre d’Allemagne monteront à 50,000 hommes. Le Prince Royal est trop pénétré des vues d’une politique libérale pour ne pas persister jusqu’au bout dans la noble entreprise de contribuer à rendre une tranquillité stable à l’Europe. Ce n’est pas une haine personelle qui l’anime contre Napoléon, c’est une opposition de principes. Si l’Empereur de France voulait prêter l’oreille à des propositions modérées, s’il voulait renoncer à son systême de réunions [6] et de vasselage universel, s’il voulait se renfermer dans les bornes naturelles de l’Empire français entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, s’il prouvait à l’Europe qu’il veut une paix réelle et non pas une trève perfide: il faudrait bien accorder la paix à la France, et lui laisser les agrandissemens déjà reconnus par les traités de Lunéville et d’Amiens. Ces agrandissemens seraient balancés par ceux de plusieurs puissances, et par les changemens de constitution que la lutte actuelle amenera dans d’autres états.
Le discours de Bonaparte au corps législatif et les notes du Moniteur font évanouir toutes ces espérances. Il est clair qu’il recuse la médiation de l’Autriche par le fait, puisque cette médiation ne peut reposer que sur des bases pareilles. Elle se verra donc obligée de recourir à d’autres voyes, et d’après la consistance de cette monarchie et ses ressources inépuisables même après tant de revers, on ne saurait douter qu’elle entrera dignement en scène. Le Prince Royal est convaincu qu’il est nécessaire pour l’équilibre de l’Europe, que l’Autriche reprenne son ancien ascendant soit en Allemagne, soit en Italie, et qu’elle soit replacée au moins dans la position où elle se trouvait à la paix de Campo Formio. Il souhaite à l’Autriche non seulement des avantages réels mais tout ce qui peut contribuer à la splendeur de la maison impériale. Il serait charmé, m’a-t-il dit, de voir l’Archiduc Charles porter une couronne en Italie. Jamais il ne rencontre le Comte de Neipperg chez lui ou ailleurs, sans engager avec lui des conversations particulieres; il lui témoigne une confiance marquée. Les qu qualités personnelles du Comte sont faites [7] pour l’inspirer, mais le Prince Royal attache à ces communications franches des vues ultérieures. Si l’Autriche se décide bientôt de la façon dont on a lieu de s’y attendre; si, en accédant à la grande alliance, elle veut seconder les intérêts de la Suède dans le Nord, il regnera une intimité parfaite entre les deux puissances. La Prusse en a déjà fait autant, elle a été la premiere rechercher la Suède. Mr de Jacobi vient de nous quitter pour l’Angleterre après avoir conclu une alliance défensive et offensive entre la Suède et la Prusse; celle-ci par une clause particulière adhère à tout ce qui à l’égard de la Norvège a été convenu à Abo, et confirmé par le traité dernièrement ratifié à Londres.
Je me félicite de revenir en Allemagne sous de tels auspices. Le Prince Royal y est attendu avec une impatience extrême, et son arrivée produira un grand effet moral. On sent bien qu’on a besoin d’une tête comme la sienne pour donner de l’unité et de la consistance à tous les plans. De tous les cotés on s’adresse à lui. Le Prince Regent d’Angleterre met en lui une confiance illimitée; il nous a particulierement renvoyes (sic) à sa direction, nous autres Hanovriens. La position du Prince Royal de Suède et son ascendant personnel se réunissent pour faire de la Suède un point central dans la coalition du Nord. Comme l’Autriche est appelée à décider les affaires dans le midi de l’Allemagne et de l’Europe en général, un accord parfait entre les deux cours serait infiniment avantageux de part et d’autre.
Mes opinions individuelles et mes conjectures, mon cher Gentz, ont peu de droit à votre attention. Mais sans trop de présomption je crois pouvoir vous assurer, que [8] je ne me trompe pas dans cet exposé que je viens de vous faire des intentions du cabinet de Stockholm, lesquelles dirigeront sa coopération dans cette guerre Européenne. Ainsi je vous invite à en faire usage partout où vous le jugerez convenable. &c &c.
Schlegel.
(Orig.-afskrift i H. M. Ks arkiv).