[1] Jʼapprends, Monsieur, quʼaprès tous vos bivouacs vous pris vos quartiers dʼhiver, ou pour mieux dire dʼété. Nous aussi, nous sommes retournés à cette habitation redevenue paisible plus tôt que nous ne pouvions lʼespérer. Lʼhistoire marche vite aujourdʼhui. Les empires se renversent en moins de rien; il faudrait presque plus de temps pour une partie dʼéchecs bien méditée. A Lausanne, jʼai pu profiter de la bibliothèque de lʼAcadémie et de celle de Gibbon. A présent, votre ancien client vous retombe sur les bras. Vous voyez que les événements ne me dérangent pas de mes études:
Si fractus illabatur orbis,
Etymologum ferient ruinæ.
On prétend que lord Monboddo était à écrire une lettre sur lʼorigine des langues, lorsquʼon lui annonça que sa femme était à lʼagonie. Il répondit: «Je viens à lʼinstant, je mʼen vais seulement achever ma lettre.» En attendant sa femme mourut, et il mit lʼannonce de sa mort en post-scriptum. Jʼai été un peu comme lord Monboddo dans cette circonstance. Je disais: «Laissez-moi achever une petite recherche étymologique, ensuite je mʼoccuperai des nouvelles [2] politiques.» Eh bien! je nʼavais pas encore trouvé la vraie racine de mon mot, que Paris était pris et la France de nouveau embourbonnée!
Jʼai marqué ci-joint ce que je désirerais avoir ou ravoir. Jʼespère quʼon vous aura rendu tous vos livres lors de mon départ. Il me semble que quelques brochures à moi ont soutenu le siége avec vous. Si vous nʼen avez plus besoin, vous mʼobligeriez en me les renvoyant.
Mon Essai sur la formation de la langue française dort en ce moment. Ce nʼest quʼà Paris que je pourrais consulter tous les livres nécessaires.
Il y a une éternité que nous nʼavons pas causé ensemble; je profiterai de la première occasion qui sʼoffrira pour avoir ce plaisir.
Tout à vous,
SCHLEGEL.
P.S. Je ne saurais terminer cette lettre sans consulter lʼoracle de votre érudition sur quelques doutes de mon ignorance.
1° Y a-t-il quelque écrivain contemporain, byzantin ou latin, outre Ammien, qui rende compte du roi goth Ermanaric, lequel périt dans la première invasion des Huns? Ou le récit que [3] Gibbon en donne repose-t-il tout entier sur la mauvaise autorité de Jornandès? A ce sujet, il est arrivé à Gibbon une méprise assez singulière. Il plaint le roi Ermanaric de ce que ses conquêtes ayant eu lieu parmi des nations barbares, sa gloire a été perdue, tandis quʼelle devait égaler celle dʼAlexandre le Grand. Or, ce roi a été chanté, non-seulement en Allemagne pendant tout le moyen âge, mais son nom a même pénétré jusquʼen Islande, et cʼest sans aucun doute ce même personnage qui est désigné par le Jormunrekur de lʼEdda
2° Grégoire de Tours dit quelque part que les rois bourguignons étaient de la race dʼAthanaric le Persécuteur. Cela doit sʼentendre des femmes, je pense, car il me paraît clair, par la Loi Gombette, que les rois bourguignons, qui régnaient sur les deux côtés du Jura, descendaient de mâle en mâle de ceux qui sʼétaient établis dʼabord sur les bords du Rhin. Connaît-on quelque princesse de la dynastie des Visigoths qui ait épousé un roi bourguignon? Ceci vous concerne particulièrement, puisque ces rois avaient leur résidence à Genève.
[4] [Note de Favre ajoutée à cette lettre:]
Si Grégoire de Tours, qui mourut en 595, a écrit le passage mentionné postérieurement à lʼan 593, Childebert, déjà roi dʼAustrasie, devint à cette époque roi de Bourgogne, comme successeur de son oncle Gontran, premier roi de Bourgogne de la maison de France, qui lʼavait adopté.
Childebert était fils de Sigebert Ier et de Brunehault qui, elle-même, était fille dʼAthanagilde, roi des Visigoths.
Mais le passage de Grégoire a trait à un temps plus ancien, vers le milieu du cinquième siècle. Il dit (Hist. Franc. II, 28): «Fuit autem et Gundenchus rex Burgundionum, ex genere Athanarici regis persecutoris.» Ce passage est répété dans Grégoire, Hist. Franc. epitomat. c. 17. Cʼest Gundioc ou Gunderic, dont le règne commença en 436.
Loi Gombette, publiée en 502 par Gondebaud, 491-516.
Je ne crois pas quʼaucun auteur, excepté Ammien et Jornandès, donne quelque détail sur Ermanaric, ni quʼaucun écrivain de la collection byzantine lʼait nommé.
Iormunrekr est nommé dans lʼEdda Semundina; dans le chant généalogique de Hyndla, il est désigné comme gendre de Sigurd. Une note semble renvoyer pour ses rapports avec Ermanaric à Torfæus, Series Dynastarum.
Je ne sais si lʼEdda de Snorra en parle de façon a établir ce rapport. Jormunrerk est un nom qui signifie en islandais Tellus colens, agricola.