Monsieur,
Mon ami Guigniaut me communique, à lʼinstant même, dans notre réunion hebdomadaire de lʼinstitut, une lettre que vous lui avez écrite, renfermant copie dʼune autre lettre que vous mʼavez adressée le 17 Septembre dernier, et à laquelle je nʼai pas répondu . Votre mécontentement est fort légitime; et mon tort serait bien grave, si je nʼavais pour mʼen défendre une réponse péremptoire: Je nʼai pas reçu cette lettre. Dʼaprès la date, indiquée sur la copie quʼa reçue M. Guigniaut, elle a du arriver à Paris sur la fin de septembre, pendant une absence de dix ou douze jours que jʼai faite avec ma famille. Un domestique à la fois inattentif et infidèle, resté garde de ma maison, a égaré plusieurs lettres, ou, les ayant ouvertes, dans une intention coupable, ne me les a pas remises, pour se tirer dʼembarras. Je lʼai chassé pour autres infidélités; mais voila la quatrième lettre dont je découvre la perte depuis son départ. Ces lettres avaient peu dʼimportance: il nʼen est pas de même de la vôtre; et je me consolerai difficilement de ne lʼavoir pas reçue, puisquʼelle mʼa donné lʼapparence dʼun tort très grave, envers la personne que je puis désirer le plus de satisfaire en tout point. Vous avez dû, Monsieur, être vivement blessé dʼun pareil silence: vous ne deviez savoir comment lʼexpliquer, venant de quelquʼun qui, vous le savez, vous est sincèrement attaché, par les liens dʼune admiration sentie et dʼune véritable. Ici, la réponse était un impérieux devoir; et je ne pouvais y manquer. Jʼétais assez malheureux pour vous avoir mal compris, pour avoir compromis votre opinion par une interprétation fausse, que vous désavouiez. Je vous devais une rétractation, dans le même recueil où mon Mémoire avait paru; et certes, je nʼaurais pas hésité à la faire dans de termes que je vous aurais soumis ou que vous mʼauriez dictés vous-même, afin que la satisfaction que je vous dois fût aussi complette que possible. Je vous lʼoffre encore à présent, indépendemment de celle qui résultera des éclaircissemens que vous donnerez à ce sujet au monde savant.
Voila tout ce que je puis vous dire, sur lʼobjet de votre mécontentement, que je trouve fort légitime. Vous devez être maintenant persuadé que je ne lʼai pas mérité, puisque ma faute est involontaire.
Quant à lʼintention où vous êtes dʼécrire sur le fait que jʼai mis en avant dans mon Mémoire, je me félicite dʼavance de ce quʼun écrit sorti de votre plume va mʼapprendre sur une question qui mʼintéresse vivement. Je cherche la vérité, et pour y parvenir, ou, tout au moins, pour en approcher, je recueille tout ce qui vient à ma connaissance, et je tâche dʼen tirer des inductions raisonnables, laissant à de plus savans ou des plus habiles a réformer mes jugemens. Certes, si mon Mémoire a pour résultat dʼamener une lumineuse discussion sur quelque point de la question, ou de produire des faits et des raisonnemens qui décident les grandes difficultés que jʼai plutôt indiquées que résolues, je mʼapplaudirai de lʼavoir publié, et je croirai avoir rendu plus de service que si je lʼavais laissé dans ma poche. Telle est ma façon de voir en matière scientifique; je nʼen changerai certainement pas, lorsquʼun homme de votre éclatant mérite, veut bien employer son vaste savoir et son esprit éminent à éclaircir ce que jʼai laissé obscur, ou relever les erreurs qui ont pu mʼéchapper. Nul, je vous assure, nʼest plus envieux que moi de lire ce que vous écrirez ladessus.
Il ne peut être question, entre nous, de guerre ou de lutte; il ne sʼagit que dʼune discussion, qui doit tourner au profit de la science, puisque vous prenez la peine dʼy intervenir.
Permettez-moi dʼajouter quelques courtes observations.
Je vois par votre lettre à M. Guigniaut, que vous regardez mon opinion sur le Zodiaque indien, comme lʼentreprise dʼun moderniste; et votre juste prédilection pour lʼInde se révolte contre une pareille tentative. Ici, permettez-moi de le dire, vous êtes dans lʼerreur. Je ne suis point un moderniste. Sans mʼêtre occupé de sanscrit, jʼai lu tout ce qui a été écrit de plus solide sur lʼInde et sa littérature; nul nʼest plus convaincu que je le suis de lʼancienneté et de lʼoriginalité de la civilisation indienne, et des antiques progrès de lʼInde, dans la littérature et les sciences. Mais je crois cette antiquité fort compatible avec lʼintroduction tardive dʼune institution telle quʼun Zodiaque en douze signes, sans laquelle, il peut y avoir, chez un peuple, une astronomie et des mathématiques assez avancées. Cʼest ainsi que jʼai pu constater cette introduction récente en Egypte, sans contester le moins du monde lʼancienneté de la Civilisation et des sciences en ce dernier pays; mon opinion est même à cet égard tellement explicite et formelle, que je me suis fait de graves affaires avec les théologiens de ce pays-ci. Or, si les Egyptiens ont pu se passer pendant 4 ou 5000 ans du Zodiaque solaire, (puisquʼil nʼy en a pas trace sur leurs monumens avant lʼépoque romaine) pourquoi les Indiens ne sʼen seraient-ils point payés égalemens, ainsi que les Chinois, chez lesquels les mathématiques et lʼastronomie ont été cultivées si anciennement?
Ce sont là deux points fort distincts, ce que je me garde bien de confondre. Que les Indiens aient ou nʼaient pas connu notre Zodiaque très anciennement, cʼest une question qui ne touche point réellement à celle de leur haute antiquité. Il nʼest pas besoin de grands raisonnemens pour la décider; il faut seulement des faits clairs et précis, et dʼune date qui remonte avec certitude au delà de telle limite. Voila tout: et de même que pour les Egyptiens, elle serait résolue sans réplique par une représentation Zodiacale quʼon viendrait à découvrir dans un monument égyptien antérieur à la domination grecque; ainsi, pour les Indiens, elle le serait également par un monument dʼune date certaine, ou par des textes dont lʼépoque serait démonstrativement dʼune époque antérieure à Alexandre ou à ses successeurs.
Jʼai cru que de tels faits nʼexistent pas. Il parait que vous en connaissez. Je suis dʼavance convaincu que lʼerreur est de mon côté; et je mʼhumilie devant votre science que personne nʼadmire plus que moi. Je serais le premier à me rétracter quand je les aurai connus. Mais je nʼen serai ni plus, ni moins moderniste que je le suis. Car, encore une fois, la question toute particulière, qui nous occupe, est en dehors de celle de lʼantiquité indienne, qui nʼest mise en doute par aucune personne raisonnable.
Voilà, Monsieur, ma profession de foi sur ce point; et vous pouvez juger avec quelle impatience jʼattends lʼécrit que vous promettez. Jʼespère que cette discussion nʼaltérera point la douceur des rapports qui nous lient depuis que votre heureux séjour à Paris mʼa permis de connaître un homme dont les écrits mʼinspiraient tant dʼadmiration. Je sens que de mon côté, rien ne pourra jamais affaiblir les profonds sentimens que je vous ai voués.
Recevez donc ici, les vœux sincères que je forme pour la conservation et le bonheur dʼune personne qui honore haut lʼAllemagne et lʼEurope.
Letronne
Pardonnez-moi ce long bavardage écrit à la hâte, séance tenante.