En conséquence de votre aimable lettre, dont je vous remercie beaucoup, j’ai envoyé Cachet une seconde fois à Genève, quoi qu’il se fût déjà lundi informé des lettres de France. Il a appris qu’il n’en est point arrivé du tout par ce courrier, le paquet ayant été sans doute envoyé autre part par erreur. On n’a eu que les gazettes.
Il n’y a point de chapeaux non plus, ce dont je suis désolé pour vous.
Cachet n’a apporté que l’une des tables, qui est destinée pour vous, l’autre n’étant pas encore chez M. Gautier.
Auguste et moi nous nous sommes très bien comportés, nous avons lu presque une tragédie entière d’Euripide, nous avons joué aux échecs et nous avons été promener ensemble. A présent ma solitude complète va donc commencer et je n’entendrai plus d’autre discours que le murmure du ruisseau. Si je le supporte sans en devenir mélancolique, mon apprentissage pour La Trappe est fait. Cependant ne vous inquiétez pas pour moi, ce n’est pas la société que je regrette, mais uniquement votre présence. Je compte travailler dans ces quinze jours plus que je n’aurois pu faire en six semaines et j’espère qu’à votre retour vous donnerez plus de tems à causer avec moi que vous n’avez fait jusqu’ici.
Point de lettre de mon frère, ce qui fait que je lui ai écrit encore une fulminante. Je n’ai pas osé ouvrir celle de M. de Carro quoique je puisse supposer qu’elle contient une d’Albert.
Comme peut-être vous ne trouverez pas les mêmes journaux françois à Lausanne je vous envoye les derniers. Les aimables remarques sur la milice formée en Autriche, qui, sans doute, proviennent du bureau de l’ambassade, sont assez curieuses. Il paroît que cet armement universel leur déplaît; ce qu’ils disent sur l’archiduc Jean est même contradictoire.
Point de nouvelles de l’Espagne, mais partout des fêtes triomphales en France!
Quand vous verrez le Prince Royal de Bavière, je vous prie de louer beaucoup Tieck et son bas-relief. Il a commandé chez lui le buste de Gœthe et je voudrois que Tieck reçût encore d’autres commissions de Munich. Faites-moi aussi le plaisir de demander au prince s’il a reçu de ma part ma brochure françoise, que j’ai fait remettre à son envoyé à Paris.
Si vous revoyez M. Camille Jordan, rappelez-lui qu’il vouloit me faire revoir mon bel exemplaire de la Comparaison en échange de l’autre.
A peine étiez-vous sortie du château qu’une visite importune qui vous étoit destinée est tombée sur moi. C’était le jeune Manuel de Rolle, qui quoique poète n’ayant que dix-huit ans et étudiant le grec et l’allemand, ne laisse pas que d’être lourd et endormi. Il paroît accablé de son entourage où tout conspire pour faire de lui un ennuyeux pasteur du pays de Vaud. Je l’ai exhorté à aspirer un peu plus haut, à aller étudier à Heidelberg, etc... Il viendra sans doute ici après votre retour et vous verrez alors si je l’ai mal jugé.
Je tremble que Frossard ne vienne un jour ici malgré votre absence, trouvant encore plus agréable le parfum des conversations amusantes que votre société aura laissé dans le château que son bonheur domestique à Begnin.
Ne pourroit-on pas honorer la mémoire de M. Reverdil par un petit article dans Le Publiciste? M. de Bonstetten prétend que c’est lui qui a fait abolir le servage en Danemark. Si ces mémoires sont en état de paroître, cela contribueroit aussi à encourager un libraire à les imprimer. M. de Bonst[etten] serait sans doute le plus à même de rédiger cet article.
Voici une longue lettre en règle comme je les écris toujours, j’en espère bien la revanche. Mille fois adieu, chère amie.