Chère amie, je suis arrivé ici avec la disposition de ne voir personne et de m’enfermer comme un hibou. Vous concevrez cela facilement – des entretiens comme ceux de Fr[ibourg] demandent des semaines entières pour s’en remettre – surtout quand ils arrivent au terme d’un voyage de cinq cents lieues, pendant lequel on s’est efforcé de remplir tous les devoirs de l’amitié.
Cependant quelques visites sont indispensables; j’ai d’abord rencontré le jeune Freudenreich dans la rue qui en a parlé à son père – il faut que j’y aille enfin aujourd’hui. J’ai rencontré aussi à table d’hôte Gaudot qui revenoit d’une course de montagne et retournoit à Neufchâtel. Au lieu d’être informé de l’état des choses intéressantes ou d’être curieux de ce que je pouvois avoir appris dans mes voyages, il m’a impitoyablement assommé de chapitres de métaphysique, tirés d’un sien gros manuscrit, salmigondy (sic) de Kant, de quelques études orientales et de déclamations ramassées par ci par là. Il m’a lu cela avec un sourcil haussé et l’autre baissé, comme on décrit certains masques de la comédie ancienne, et avec quantité d’autres grimasses explicatives. C’est la première fois que j’ai loué l’invention de l’imprimerie, car ceux qui veulent imprimer n’ont pas besoin d’accrocher des auditeurs au passage et de les attirer dans leur antre comme Scylla faisoit aux navigateurs.
Avant-hier soir j’ai aussi trouvé à table d’hôte M. Adrien de M.
Il était avec M. et Madame de Veyrac, mais le lendemain matin avant son départ nous avons causé seuls et il a été le plus aimable du monde pour vous et pour moi. Il est parti pour Soleure et m’a laissé une lettre pour M. Mathieu que j’attends ici. M. de Falk est de retour à Soleure.
Je n’ai point d’autres nouvelles à vous mander – il n’y a point eu de lettres pour moi hier – j’en espère avoir aujourd’hui.
Parmi les voyageurs qui viennent et vont pour bailler aux montagnes, s’est trouvée une demoiselle bretonne qui a été longtemps chez Mad[ame] Odier et qu’on faisait passer pour belle. Elle m’a parlé la première, je me rappelois sa figure, mais absolument pas son nom, – je me suis vainement tracassé la tête pour le retrouver et cela m’a mis dans un certains embarras vis-à-vis d’elle.
C’est donc le cher Koreff. qui vous a rendu l’admirable service de faire des extraits décousus de l’ouvrage sur l’Alle[magne] qui courent à présent le monde et auxquels le diable n’entendroit rien.
Je voudrois bien pouvoir reprendre quelque travail littéraire – c’est ma seule et éternelle ressource. Mais l’état d’attente et d’indécision n’est guère favorable à cela.
On a mis dans vos paquets ma carte de poste et un livre allemand, Museum der altdeutschen Litteratur. Ce dernier, à ma grande désolation, un savant de Zurich me l’avoit cédé par complaisance, il concerne les recherches dont je suis occupé. Je vous prie de me le renvoyer par le fourgon de mardi prochain.
Ayez la bonté de demander à mon ami Cham[isso], s’il n’a rien appris de certain ouvrage sur l’art dramatique qu’on a voulu traduire en françois. Cette traduction paroît être vraiment tombée dans un puits.
Adieu, j'espère que vous êtes heureusement revenue chez vous.