J’ai reçu hier à ma satisfaction vos deux lettres du 24 et 27; je ne sais pas ce qui peut avoir causé le retard de la première.
Chère amie, je suis actuellement hors d’état de donner des conseils à ma belle-sœur; séparé d’elle comme je le suis, je n’ai aucune donnée pour cela. Il faut qu’elle prenne conseil de médecins sur sa santé, d’elle-même sur ses dispositions morales. Elle sait ensuite que lorsqu’elle aura pris une résolution quelconque pour l’arrangement de ses affaires, elle me trouvera toujours prêt à son service et que je mettrai tout le zèle imaginable à l’exécution de ses projets.
Je me flatte que M. de B[alk] voit un peu avec défaveur la nouvelle patrie de Frédéric, du moins ce que vous m’indiquez m’est nettement confirmé par mes propres observations – je crains aussi qu’il exagère un peu les facilités qu’un professeur allemand trouveroit dans la sienne. Cependant ce qu’il dit s’accorde assez avec les circonstances du tems.
Je méditerai votre bel article sur le Camoëns et je vous communiquerai mes petites observations; je crains n’avoir rien de bien essentiel à y ajouter, ne pouvant pas me procurer les livres nécessaires. Je vous trouve bien complaisante de fournir de ces articles-là – le cadre est trop étroit pour vous –; un abrégé de notices biographiques est écrasé par des pensées un peu vastes.
Chère amie, j’ai trouvé que vous n’usiez pas bien de ma confiance en vous érigeant en censeur et en censeur puritain d’une relation fort innocente, dont je vous avois parlé avec la plus grande sincérité – vous m’en deviez croire sur parole et ne point écouter ce que disent les autres. Il y a ensuite de l’injustice et une injustice oppressive à ne point reconnaître les besoins individuels. Vous êtes irritée de ce que j’ai trouvé pour quelques mois ce que je devrois avoir toujours. Vous m’avouerez que vous êtes trop entourée et que vous vous plaisez trop à l’être, pour que tout en appréciant le bonheur de vivre auprès de vous, on ne se sente pas souvent furieusement isolé. Il y a bien à côté de vos loisirs pour moi, souvent très bornés, un ample espace pour une amitié qui offre aussi des ressources à l’esprit et du charme à l’imagination.
Je suis bien reconnoissant aux Genevois de s’occuper de mes allées et de mes venues – je ne puis pas leur rendre la pareille – et je vous proteste que j’ignore à quelle femme qui que ce soit fait sa cour à Genève, si tant est que personne la fait. J’ai été pour mes péchés claquemuré pendant cinq ans dans ce foyer de froideur, je n’y ai jamais trouvé une femme qui eût témoigné le moindre goût pour ma conversation, et que je n’eusse fièrement importuné si j’avois imaginé de la voir tous les jours et de passer mes après-dîners chez elle. Je déteste les visites qui en restent là, je déteste la fadeur des réunions nombreuses, on ne vit que tête à tête, ou dans de petites réunions d’amis qui y équivalent. C’est là notre vie allemande, à nous autres, de se voir tous les jours ou de ne pas se voir du tout – je l’ai reprise pour quelques instants quand je l’ai rencontrée – et vous m’en faites un crime.
Mme H[aller] a de l’âme, elle a de l’esprit sans en avoir fait profession. Elle aime la littérature allemande, elle aime la poésie en général; mais comme elle n’y a jamais mis de la prétention, j’ai le plaisir de lui communiquer beaucoup de belles choses qui, pour elle, ont l’attrait de la nouveauté. Elle parle ma langue avec grâce, tandis que tout le monde ne fait que bégayer horriblement le welche. Elle aime mieux rester chez elle entourée de ses enfants et entendre une lecture que jouer au whist dans une soirée. Elle sait qu’on fait du commérage sur cette relation, elle se gêne à un point raisonnable pour l’opinion d’autrui, mais elle trouve qu’on auroit tort de sacrifier aux animadversions (sic) de la médiocrité un échange d’idées et de sentiments désintéressé qui enrichit l’esprit, qui exalte l’âme et la met, pour ainsi dire, en provision pour fournir la pénible carrière d’une existence monotone. Avec une conscience pure et de la douceur dans le caractère on brave tous ces petits chuchotements qui finissent par s’apaiser.
Vous me feriez plaisir de m’envoyer une lettre de crédit, il a fallu payer mes dettes et faire autres dépenses extraordinaires. Mes besoins journaliers, chambre garnie, chauffage, éclairage, blanchissage, service, nourriture, etc... montent par mois à plus de dix louis. Ma pension n’est guère moins chère que la vie à l’auberge, cependant c’est la seule convenable. J’ai fait venir une somme d’argent d’Allemagne, autrement j’aurois été dans le cas de vous demander cela plus tôt.
Mille adieux, chère amie.
On pourroit s’arranger meilleur marché en prévoyant une certaine durée de séjour – mais c’est l’inconvénient des arrangements passagers d’être plus chers – et puis vous savez bien: point d’argent, point de Suisses.