Chère amie, le Pr[ince] R[oyal] est parti d’ici avant-hier – il fait une tournée à Rostock et Wismar pour inspecter les cantonnements de ses troupes et les passer en revue; de là il va à Greifswald à 8 lieues d’ici; il comptoit y arriver en six jours. J’y vais dès aujourd’hui pour y faire imprimer un pamphlet, que j’ai achevé dans ce dernier tems. C’est une université médiocre, en effet, mais j’y verrai quelques professeurs et je trouverai plus de ressources en fait de livres qu’ici.
MM. de Wetterstedt et Gyllenskold m’ont assuré positivement que le Pr[ince] R[oyal] reviendrait ici. Cependant, si le courrier envoyé du Quartier Général pour arranger l’entrevue des trois souverains l’atteignait en chemin, je pense qu’il se mettrait tout de suite en route de ce côté-là.
Nous n’avons absolument point de nouvelles du Quartier Général depuis l’armistice – un officier anglois a passé avec des dépêches de Lord Cathcart, mais sans nous rien apprendre. Ce retard me fait craindre que les négociations ne tournent à la paix. La vie en attendant est comme en suspens, car il faut se préparer à deux avenirs absolument différents.
Ce qui augmente mon inquiétude, c’est une lettre de mon frère du 8 juin, qui me donne un rapport peu satisfaisant sur le rôle que Gentz joue aujourd’hui et sur les principes qu’il professe.
Il est jusqu’au cou dans le système de neutralité armée et de médiation: cela prouve qu’il est descendu jusqu’à être uniquement l’écho du ministre, dont probablement il s’est rendu fort dépendant. L’espérance de P[ozzo] di Borgo est que Bonap[arte] n’accordera pas même les demandes les plus modérées que l’Autriche pourroit faire: ne pouvant pas se laisser renvoyer ainsi après leurs immenses armemens, il faudroit alors pourtant recourir aux armes, et ensuite ce seroit bien différent ce que pense le ministre et son politique à gages.
Si l’Autriche entre en danse, sans doute on enverra quelqu’un d’Angleterre à Vienne, et ce seroit peut-être bien fait de faire quelque chose pour Genz, afin de le faire parler et écrire comme il le devroit de son propre mouvement.
A ce que j’apprend, G[entz] n’a point de pension fixe du Gouvernement anglois; mais il a plusieurs fois reçu des sommes considérables pour tel ou tel travail et vous savez qu’avec son genre d’économie cela se mange fort vite. Je vous prie de ne faire usage de cette information qu’avec précaution et si cela peut être utile à quelque chose.
Si la guerre recommence nous pouvons encore voir de grande choses. Tout ce que je redoute le plus, c’est que l’armistice soit prolongé au delà des six semaines, sans que les préliminaires soyent signés, et qu’on ait un gage entre les mains par l’évacuation des forteresses de la Pologne et de l’Oder. Bonap[arte] travaille pour un congrès général – c’est pour gagner du temps et réparer ce qu’il y a encore de défectueux dans son armée. Si les alliés s’y laissent attraper, il finira par les envoyer promener avec toutes leurs demandes.
J’ai bien peu d’espérance pour ma patrie. Qui auroit pu croire qu’on laissât s’échapper ainsi en fumée le secours que la Providence sembloit offrir à l’Europe! Je suis un peu sur toutes ces questions comme le Roi David à l’égard de son fils malade – il pleuroit, il jeûnoit, il prioit, il se rouloit dans les cendres aussi longtemps que l’enfant vivoit; quand il en eut appris la mort, il prit un bain et se remit à manger et à boire. L’impossibilité absolue où l’on est de rien changer aux événements doit tranquilliser. N’en pensez pas plus mal des Allemands, s’ils ne parviennent pas cette fois-ci à secouer le joug – ils n’ont pas été soutenus. Partout où il y a eu des soulèvemens, ils ont éclaté trop tôt, et ils ont été étouffés depuis le grand duché de Berg jusqu’à l’Elbe et la côte de la mer du Nord. D’ailleurs, chaque nation a son caractère – la guerre des Espagnols n’est pas dans notre genre – il faut réunir les Allemands en masse pour les faire agir, et l’on y serait facilement parvenu si l’on avait pu ou voulu aller en avant. Les Prussiens ont montré un superbe dévouement.
Probablement je n’aurai plus de patrie; il m’en coûtera beaucoup, car j’ai un goût bien vif pour l’Allemagne, quoique je l’aye revue ici par le mauvais bout. Je n’aurai plus de patrie, mais il me restera la poésie, les beaux-arts, la philosophie, la religion et peut-être l’amitié, car pour l’amour il ne faut plus y penser. Et puis je compte faire quelque bel ouvrage, pour prouver que mon esprit ne s’est pas vendu à l’esclavage universel. Vous ferez de même de votre côté.
Si la paix venoit à se conclure et que, par conséquent, je n’eusse plus d’emploi, je serois bien tenté d’aller à Berlin pour humer notre littérature une dernière fois et je viendrois en Angleterre avant l’automne. Préparez-moi bien ma place à tout hasard – la vôtre sans doute est déjà toute faite. Après ceci on sera tout dégoûté de la politique, et je m’accrocherai à quoi que ce soit – à la doctrine des Brames (sic) ou à l’étymologie, pour ne plus y penser. Malheureusement pour une occupation favorite, c’est-à-dire l’histoire de notre langue et de notre poésie, je serai en Angleterre comme un poisson hors de l’eau n’ayant pas ma bibliothèque.
Les diplomates sont restés ici, mais ils vont se transporter aussi à Greifswald – ce que je pense –; si l’entrevue a lieu alors, on pourra revivre à l’espérance. Je vous ai dernièrement écrit une longue lettre avec des incluses de Neipperg et d’Albert. Je vous ai rendu compte de son affaire, qui s’est terminée très doucement par un exil de huit jours dans l’île de Rügen. Il en est de retour depuis le 24. Mais lui et plusieurs de ses camarades n’ont pas accompagné le Pr[ince] R[oyal] et il ira tout droit à Greifswald en quelques jours.
Beaucoup de choses à Auguste et à Albertine.
Aug[uste] a fait époque à Stockholm; on n’y parle que de cet accomplished gentleman – et pour Mlle Albertine, quand les jeunes gens de notre société l’entendent nommer, c’est (sic) des soupirs à faire tourner des moulins à vent. Pozzo me dit toujours beaucoup d’admiration sur vous, sur votre esprit et votre conversation unique. Si les choses tournent mal, nous nous retrouverons tous à Londres. Mon pauvre frère à Vienne me fait pitié, il étouffe bien dans cette atmosphère, et il n’est pas placé comme il devrait l’être.
Dans ces derniers moments de loisirs, depuis le départ du Pr[ince], je me suis mis à faire quelques lectures. Tieck a fait une collection de ses contes merveilleux et de ses drames fantasques sous le nom de Phantasus, dont plusieurs sont nouveaux – cela est encadré dans des entretiens où il s’est voulu peindre lui-même et quelques-uns de ses amis à la façon du Décameron. Il m’a dédié le tout, et je n’en savoir rien jusqu’à ce que cela m’est tombé entre les mains – j’en ai été douloureusement affecté parce que cela m’a rappelé d’anciens moments heureux, et malheureux hélas! que la vie devient triste à mesure qu’on avance!
Je joins à cette lettre un imprimé publié ces jours-ci: M. de W[etterstedt] et moi nous mettons les Danois en capitolade, en fricassée – il n’y manque qu’une chose, ce sont les coups de canon.
Adieu, chère amie, j’attends avec impatience la nouvelle de votre arrivée en Angleterre.
Les lettres qui sont arrivées par le dernier courrier ne vont que jusqu’au onze, ainsi je ne puis pas l’avoir encore. Mille amitiés.