Me permettés-vous, Monsieur, dʼaller vous chercher sur les bords du Rhin?-Ceux du Rhône vous regrettent & vous demandent de lʼindulgence & quelques souvenirs. Jʼai eu de vos nouvelles par Mad. de Broglie, qui habite Coppet, mais elle se borne à me dire que vous vous trouvés bien; jʼen suis presque faché & au moins je voudrais quelque détail sur ce bien être, dont je suis jaloux. Genève est presque limitrophe de lʼAllemagne & de la France, beaucoup de gens y parlent lʼAllemand, beaucoup dʼautres y parlent mal français, cʼest un pays libre, heureux, vous y avés des amis qui vous sont très attachés, oublies-vous tout cela? ne viendrés vous point un peu parmi nous?
Je vous ai envoyé à Paris un extrait des Rhapsodies que lʼAbbé Mai a jadis publiées sur Alexandre & je ne sais sʼil vous aura encore trouvé dans cette capitale. Peu après je reçus votre intéressant écrit sur la langue Provençale. Il me charma tellement que, tout en lʼétudiant, jʼécrivis quelques pages que je destinais à la Bibliothèque Universelle, mais je les jugeais trop indignes du livre quʼelles devaient annoncer & elles ont passé lʼhyver dernier à la Grange. Le hazard fit que jʼen parlai à Mr Pictet, il me les demanda & il y a quelques semaines que je les lui ai [2] remises. Cet article vient de paraitre & jʼai tachè de vous en faire parvenir un exemplaire. Jʼy ai joint un extrait que jʼai fait ce printems de la dissertation sur les Templiers que Mr de Hammer a fait paraitre dans les Mines de Lʼorient. Vous y verrés un extrait fidèle dʼun ouvrage où lʼèrudition tue la logique & dont le systême nʼest soutenu que par des extravagances. Je vous envoye ainsi mes œuvres par ce quʼelles ne forment pas dʼépais in 4° & que je compte sur votre indulgence.
Lʼhyver dernier a été remarquable par le gout que lʼon a témoigné pour les Etudes. Nous avions des Cours de Chimie, dʼEconomie politique, de Botanique, dʼArchæologie & de Droit Romain. Ce dernier a eu un succès distinguè, grace au talent & au savoir de Mr Rossi, qui je crois est connu de vous. Il a mis tant de chaleur & dʼintèret dans une matière qui en paraissait dʼabord peu suceptible, que tout Genève accourait à ses leçons, les belles Dames même voulaient y venir. Nous sommes tres capables maintenant dʼavoir de lʼenthousiasme pour des etrangers & si vous en doutés vous nʼavés quʼà venir nous donner un Cours de Litterature ancienne ou de tout autre chose & vous verrez beau jeu._. Notre Academie va nommer un Professeur de littérature Grecque & latine, nous avons eu lʼespoir dʼavoir Mr Hase, mais il nous est echappé, & le choix quʼon va faire ne peut être satisfaisant.
[3] Jʼespère, Monsieur, que vous me répondrés & que vous me dirés quelles sont vos études & vos entreprises. Etes-vous avec les Brahmes ou à la Cour dʼAttila?- A propos de ce brave roi, il faut que je vous rappele que vous aviés une fois promis de donner en français un précis de vos recherches sur les Nibelungen.
Je viens de recevoir une lettre du Profr Rosini de Pise; il mʼenvoye les premiers volumes dʼune nouvelle edition de Guicciardini, quelques opuscules de Savonarola & un ouvrage de sa facon sur la langue Italienne en rèponse à celui de Monti. Le but de sa lettre était de me recommander un Grec des environs de Janina, mais il ne le nomme seulement pas tant il est pressé dʼarriver à ses propres éloges; alors il ne tarit pas sur sa modération, son urbanité et le succès de ses écrits. Cʼest une drole de chose que vanitè littéraire des Italiens! Votre ami Inghirami mʼa aussi écrit une ou deux fois; je lui ai envoyé la nouvelle edition de lʼouvrage de Ste Croix sur les mystères. Jʼignore sʼil se met en train de publier quelque chose & je lui desirerais un Mecêne comme celui que lʼAbbé Mai a trouvé.- Mai va publié son Homère, cʼest à dire les peintures dʼun très ancien manuscrit & les vers qui se sont trouvés derrière ces peintures.- Vous aurés appris avec chagrin la mort dʼAkerblad.
Adieu, Monsieur, croyés aux regrets que me cause lʼéloignement où vous êtes, au vif desir que jʼai de vous revoir, surtout à mon attachement & à ma haute Considêration
Gme Favre Bertrand
[4] Monsieur
Monsieur le Professeur A.W. de Schlégel
a Bonn
près Cologne