Monsieur le Baron
Je nʼai pas pu avoir lʼavantage de vous revoir avant votre départ de Paris, quoique je me sois souvent présenté à votre porte. Jʼy ai eu un véritable regret. Jʼaurais désiré, en vous faisant mes adieux, vous réïtérer lʼexpression de ma reconnaissance de toutes les bontés que vous avez eues pour moi, pendant le temps que jʼeus le bonheur de passer pour ainsi dire ma vie dans votre société, et vous charger de mille choses pour le Prince Royal. Je vous prie, si vous êtes auprès de lui en ce moment ou aussi-tôt que vous le reverrez, de mettre mes hommages aux pieds de S. A. R., de lui dire que mon dévouement et mon attachement à sa personne nʼont point de bornes et que je suis toujours prêt pour son service quand il voudra mʼhonorer de ses ordres.
Nous avons suivi avec un intérêt extrême les événemens de la Norvège, et nous avons admiré lʼénergique rapidité avec laquelle il a terminé cette affaire. Le Prince possède tellement le don de concilier tous les esprits et de gagner tous les coeurs que, sans doute, tout ce qui peut encore exister de préjugés ou dʼautres motifs contraires à lʼunion des deux royaumes sera bien vite écarté. Je vous félicite sincèrement de cette réunion qui, sous le rapport de la sécurité et de lʼindépendance, est pour la Suède plus quʼun dédommagement de la perte successive de ses possessions [2] transmarines. Jʼose vous rappeler à cette occasion que jʼai été le premier à préparer par mes écrits lʼopinion de lʼEurope à ce changement, et que jʼai encore défendu la même cause en Angleterre contre les efforts quʼon y faisait pour détourner le gouvernement de coopérer avec la Suède. Je suis bien tranquille sur lʼanimosité des Danois contre moi, pourvu que ces écrits mʼayent acquis quelque bienveillance parmi vos compatriotes.
Permettez moi, Monsieur le Baron, de vous parler en pleine confiance d’une affaire de famille qui me donne beaucoup de soucis. Lors du passage de l’armée suédoise à Hannovre dans l’automne dernier, mon frère, secrétaire du consistoire électorale, accueillit de son mieux les officiers suédois qui furent logés chez lui, et leurs amis et camarades qui furent introduits dans sa maison. Parmi le nombre se trouva le Baron Eric de Sparre, lieutenant du régiment de Sudermanie, lequel paraissaït fort occupé de ma nièce, mais d’une maniere si délicate que ses parens n’eurent rien à y objecter. Il demanda la permission de lui écrire qui fut accordée. En revenant du Brabant ce printemps il la demanda en mariage. Il en coûta à mon frère et à ma belle-soeur d’établir leur fille unique si loin d’eux, d’ailleurs Mr. de Sparre ayant un frère ainé, et n’étant encore que lieutenant, ne pouvait pas offrir à son épouse future x une perspective très-satisfaisante sous le rapport de la fortune. Il disait qu’aussi-tôt la campagne de Norvége terminée, il tâcherait d’obtenir [3] son congé et une place dans l’administration des forêts. Il montrait un tel empressement qu’il déclara que, si la mere ne voulait pas consentir à se séparer de son enfant, il se fixerait en Allemagne. Enfin, mon frère et ma belle-soeur n’ayant ouï dire que du bien du caractère de Mr. de Sparre, trouvant cette liaison fort honorable, et voyant les deux jeunes gens manifester des sentimens mutuels, donnerent leur consentement, et les fiançailles eurent lieu tout de suite. Monsieur de Sparre continua d’abord d’écrire comme il avait parlé, il annonça la mort de sa mère et un état de fortune qui ne répondait pas à son attente, cependant il espérait pourvoir aux besoins de son établissement domestique. Tout à coup, après un intervalle de plus d’un mois, ses lettres ont changé de ton, et annoncent l’intention de se retraiter des engagemens aussi solennels que volontaires qu’il a contractés avec ma nièce et ses parens. Il prétend qu’il ne pourrait pas hériter des terres de son frère ainé qui doit être très-malade, s’il épousait une femme qui ne fût pas de la noblesse suédoise. D’après tout ce que je sais des lois de votre pays, il me semble que cette assertion est sans fondement.
Il faut que le mariage de Mr. de Sparre ait rencontré de l’opposition dans sa famille, et qu’ on lui aura peut-être proposé une liaison plus avantageuse. Toutefois cela ne justifie en aucune façon le procédé du Baron Eric de Sparre. Avant de prendre un engagement solennel il aurait dû écarter les difficultés ou être résolu à les surmonter. [4] S’il lui prend à présent des scrupules sur l’inégalité de naissance, il devait connaître sa propre maniere de penser là-dessus: s’il a été induit en erreur à cet égard, assurément il l’aura été plutôt par trop de modestie de la part de mon frère qu’en sens contraire. Du reste, on pourra le tranquilliser sur la considération dont ma famille a joui depuis deux cents ans. Mon père, étant ecclésiastique, n’a pas été dans le cas de faire valoir ses titres de noblesse; nous n’en possédons pas moins un diplôme donné par l’Empereur Ferdinand III à l’un de mes ancêtres, lequel renouvelle notre ancienne noblesse, en y ajoutant celle de Hongrie. D’ailleurs il me semble qu’en Suède on fait moins attention à la naissance des femmes que chez nous, et qu’elle n’influe en rien sur les droits des enfans.
Je ne sais pas qu’elle validité les lois suédoises accordent à une promesse formelle de mariage faite en pays étranger. Un mariage qui n’est pas un lien volontaire des deux cotés ne saurait être heureux, surtout pour une femme étrangère, éloignée de sa famille et par conséquent de toute protection. D’un autre une reputation sans tache est la dot la plus précieuse d’une jeune personne. Mon frère et ma belle-soeur n’ont pas cru devoir faire un secret d’un mariage qu’il regardaient avec raison comme assuré. Ma nièce serait donc essentiellement compromise par l’éclat de cette rupture. Car vous m’avouerez qu’il est bien difficile de se figurer qu’un homme bien né et élevé dans les sentimens d’honneur et de delicatesse, [5] veuille rompre des engagemens librement et solennellement contractés, sans qu’on lui ait fourni aucun motif de l’autre coté. Il faut donc espérer que les lettres de Mr. de Sparre lui auront été inspirées par quelque impulsion étrangère, et qu’il reviendra de lui même à ses premiers sentimens En attendant je suis fort embarassé de savoir ce que je dois conseiller à mon frère. Vous m’obligeriez infiniment, en me faisant part de ce que vous savez ou pourrez apprendre sur le caractère personnel du Baron Eric de Sparre, de sa situation et de ses relations de famille.
Pardonnez-moi, Monsieur le Baron, de vous avoir entretenu si longuement d’une affaire qui m’est particuliere, et veuillez agréer l’hommage de mes sentimens les plus distingués.
V. tr. h & tr. obt serviteur
AW de Schlegel
Je vous prie de présenter mes respects empressés à Madame la Baronne de Wetterstedt, et de me rappeler au souvenir de Mrs de Wirseen et de Stjerneld
Mon adresse à Paris est chez Mme de Staël Fauxbourg St. Germain Rue de Grenelle 105.
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