Mon illustre patron et ami,
Avant-hier soir jʼai reçu votre aimable lettre du 17, et je nʼai pas dormi depuis. Vous mʼenivrez en même temps dʼamour-propre et mʼaccablez de soucis.
Avant tout je vous prie de mettre aux pieds du Roi lʼexpression de mon entier dévouement. Les volontés de S.[a] M.[ajesté] mʼimposent des devoirs.
Le Roi le veut! ce sont les paroles que prononce le héraut dʼarmes dans le parlement dʼAngleterre pour proclamer que le souverain a donné sa sanction à un bill.
Le Roi le veut: il faut obéir. Jʼessaierai donc dʼécrice cette Introduction, quelque pénétré que je sois du sentiment de mon insuffisance; je lʼessaierai, mais en tremblant. Ce nʼest pas le public [2] européen qui me fait peur: je lʼai bravé bien des fois; je redoute le jugement dʼun connaisseur accompli, placé plus haut. Il nʼest pas permis de parler dʼune façon commune sur un tel sujet: il faut combiner lʼélégance des formes avec la profondeur des pensées, et éviter la prolixité dans une matière presque inépuisable. Il est bien entendu que, si mon essai ne répond pas aux vues de S. M., il sera mis de côté et condamné à lʼoubli.
Il serait précieux pour moi dʼavoir quelques lignes signées de la main du Roi, afin de constater que ce travail si difficile et si délicat mʼa été confié à moi individuellement, et non pas en ma qualité de membre du Comité académique dont je désire être dispensé, ainsi que jʼai eu lʼhonneur de le marquer à Son Excellence M. le ministre de lʼinstruction publique.
[3] Jʼai beaucoup médité sur les perfectionnements dont la nouvelle édition des Œuvres de Frédéric le Grand sera susceptible. Si S. M. mʼaccordait la grâce dʼoser mettre sous Ses yeux le résultat de mes réflexions, jʼaurais peut-être à présenter des vues utiles à quelques détails de lʼexécution.
Je ne vous parlerai de mon âge avancé et de ma santé chancelante que pour vous assurer que ce ne sont pas de vaines excuses. Cependant je ne veux rien exagérer. Je suis un peu mieux que je nʼai été les années précédentes. Après avoir presque épuisé la pharmacie, je ne prends plus de remèdes en ce moment. Toutefois les années sʼappesantissent sur ma tête. Il mʼa fallu renoncer à lʼexercice du cheval, autrefois mon délassement favori; même les promenades à pied me fatiguent. Mais ce qui me gêne le plus, cʼest le besoin excessif et impérieux du sommeil. Cela [4] tourne quelquefois à une espèce de léthargie et me prend beaucoup de temps. Aussi, quand il sʼagit dʼécrire et de faire imprimer, je suis dʼune lenteur désespérante, et je crains bien, dans le nouveau travail qui mʼest imposé, de mettre à lʼépreuve la longanimité Royale.
Je ne dois pas retarder ma réponse, je finis donc quoique jʼaie une infinité de choses à vous dire: je les réserve pour la prochaine lettre. Veuillez agréer lʼhommage de mon admiration et de mes sentiments inaltérables.
Tout à vous
depuis plus dʼun demi-siècle
A. W. de Schlegel