Jʼai reçu le 21 mai une lettre très-gracieuse du Roi datée du 15, jʼai envoyé, le 28 du même mois, ma réponse qui ne contient que lʼexpression de mon entier dévouement et de ma bonne volonté.
Je vous suis infiniment obligé de tout ce que vous avez fait pour moi: je vois cela dʼici.
Je vous ai fait trois envois officiels, et une lettre qui ne traite que de mon pauvre individu. Vous aurez été épouvanté de la fréquence de mes dépêches. Mais il va sans dire que je ne mʼattends pas à recevoir autant de réponses. Je sais trop bien que vos emplois, la cour et les travaux scientifiques vous mettent dans lʼimpossibilité de marcher dʼun pas égal avec moi dans cette correspondance. Aussi jʼavise [2] aux moyens de vous délivrer de mes importunités. Cependant, pour le moment, je ne peux éviter de vous présenter quelques pétitions.
Avant tout je demande copie des pièces inédites qui doivent être inserées dans la nouvelle édition. Comment pourrais-je écrire une introduction à un recueil volumineux dʼécrits de diverses espèces, ne sachant pas ce quʼil contiendra et ce quʼil ne contiendra pas?
Dʼordinaire les introductions, avant-propos ou préfaces ne sʼécrivent et ne sʼimpriment quʼaprès que tout le reste est achevé; mais le cas actuel fait exception, parce quʼil y a periculum in mora: vu mon grand âge, je ne verrai probablement pas lʼachèvement de cette entreprise. Je présume pourtant que le Roi ne voudra [3] pas distribuer par livraisons dʼun ou de deux volumes la belle édition in-quarto quʼil se réserve pour en faire cadeau aux Souverains et aux célèbres bibliothèques: ce serait faire trop beau jeu aux contrefacteurs.
Je nʼinsiste pas pour avoir les procès-verbaux des séances que Boeckh mʼa refusés sous un vain prétexte. Je crois que le véritable motif de mon cher collègue était le petit nombre et la nullité de ces séances, si je dois juger dʼaprès celles que jʼai vues pendant mon séjour à Berlin. Boeckh faisait un petit rapport sur sa correspondance qui, la plupart du temps, était restée sans résultat. [4] Chacun y faisait sa digestion, und sie saßen da wie die Öhlgötzen. Si, au contraire, contre toute attente, le comité a fait des travaux immenses, des notes historiques, biographiques, géographiques, chronologiques, littéraires, pour expliquer une infinité dʼallusions qui aujourdʼhui ont besoin dʼéclaircissements, il faut me les envoyer pour mon instruction. Car si les membres du comité comprennent tous ces passages sans faire des recherches et feuilleter une foule de livres, ils sont plus habiles que moi.
Le Roi mʼa affranchi dʼune bien pénible servitude. Je me regarde dès à présent comme [5] nʼétant plus membre du comité: je ne veux plus lui écrire, et sʼil me fait un envoi, je me bornerai à en accuser la réception. Je ne me gêne pas sur le compte du comité; je pense que vous nʼen avez jamais été membre autrement que pour la forme; aussi cette situation nʼaurait pas convenu à votre dignité: vous deviez être, au moins, directeur avec les plus amples pouvoirs, distribuer le travail selon la capacité de chacun, et donner des ordres de par le roi. Ce nʼest pas au comité seul que je mʼen prends de ce que cela ne marche pas: toute lʼacadémie est un peu coupable; par exemple, quel choix [6] que celui de Zumpt! Cʼest se moquer du monde. Et cet excellent Jacques Grimm que je porte dans mon cœur! Oui, sʼil sʼagissait dʼune édition dʼUlphilas, il eût fallu la lui confier à lui seul; mais, quant à la littérature française, il sʼy entend comme moi à ramer des choux. On aurait pu nommer Charles Ritter pour la géographie; enfin, il y a un vice radical dans tout cela: cʼest que personne, excepté peut-être M. dʼOlfers, ne sait le français. Preuss en a appris peut-être assez pour faire une collation; mais pour donner une édition correcte jusque dans les moindres détails de lʼorthographe, il en faut davantage.
[7] Si je puis écrire lʼintroduction à la satisfaction du Roi, ma tâche est faite: le reste ne me regarde pas. Néanmoins je prends pitié du grand Frédéric, livré à de telles mains. Depuis mon retour de Berlin, chaque fois que jʼai pensé au comité, je nʼai pas pu mʼempêcher de rire; mais, au souvenir de ce grand homme, mes yeux se sont remplis de larmes. Dans son premier ordre du cabinet le Roi a parlé de la correction dʼune qualité essentielle, à lʼégard de laquelle je pourrais être utile. Je suis toujours prêt à le devenir en revisant la dernière épreuve de chaque feuille; mais il me faut, à cet effet, un associé [8] à Berlin, et ce que je désire cʼest que M. Theremin, le prédicateur de la cour, veuille sʼy engager.
Voici ce qui mʼa donné cette idée.
Le dix août [18]41 jʼai dîné chez le Roi au château en très-petite société. Au sortir de table Sa Majesté nous a fait appeler dans son cabinet, M. Theremin et moi, pour discuter dans le plus grand détail lʼépitaphe destinée à feu M. Ancillon. La séance a duré plus dʼune heure; et jʼai vu à cette occasion que le Roi attache une grande importance à la correction du style à laquelle il sʼentend parfaitement bien. Jʼai été dʼac[9]cord en tout avec M. Theremin; il est venu encore chez moi, après la séance, pour fixer quelques points restés douteux. Si je revois les dernières épreuves, sans quʼil y ait quelquʼun à Berlin qui veille à ce que les corrections soient exactement suivies dans lʼimprimerie, il pourrait mʼarriver ce qui est arrivé au Marquis dʼArgens dont vous pouvez lire les lamentations tragiques dans les Œuvres posthumes, Tome XIII, p. 183. Lʼédition de [17]88 fourmille de fautes dʼimpression qui défigurent entièrement le sens, de sorte quʼil faut quelque sagacité pour mettre le vrai [10] mot à la place. Vous possédez mes réflexions sur le style français de Frédéric le Grand; je mets à présent par écrit mes idées sur le meilleur plan de la nouvelle édition que je compte soumettre à Sa Majesté. Obtenez-moi seulement lʼoreille du monarque. Les dieux et les demi-dieux entendent de loin quand ils veulent écouter. Pallas étant sur les bords du Scamandre entendit la prière dʼOreste qui sʼétait sauvé auprès de son autel à Athènes. Je pense quʼil y a plusieurs points délicats et qui doivent être réservés à la décision souveraine. Il faut arranger [11] cela de façon quʼil en coûte au Roi le moins de temps possible.
Adieu, mon cher protecteur; la dépêche est assez longue pour aujourdʼhui. Mille amitiés.
A. W. de Schlegel
Bonn, 2 juin 1843
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