Monsieur
J’ai été bien heureux d’avoir de Vos nouvelles, je commençois à craindre que mes envois n’eussent été égarés. Votre lettre du 16 Juillet m’a été renvoyée de Paris, d’où je suis de retour ici depuis la fin du mois de Juin. Lors de mon départ les travaux typographiques étaient terminés, à la fonte près, qui se fait sous l’inspection d’un savant ami, d’après des modèles que j’ai fait fondre sous mes yeux. Je suis presque faché de Vous avoir envoyé mon premier essai: à peu près tout a été modifié depuis, et j’espère, amélioré. Je me flatte surtout, que la methode que j’ai imaginée pour simplifier l’impression, c’est à dire d’enclaver les voyelles et autres petits signes dans le corps des consonnes, sera approuvée, et pourra dans la suite devenir utile même aux imprimeries de Calcutta et de Serampore. Je n’ai que 250 poinçons et autant de matrices, mais je forme toutes les combinaisons pour lesquels [sic; correctly lesquelles in draft] on a employé dans l’Inde 700 poinçons, sans être réduit aux expédiens, comme on l’est souvent dans I’imprimerie de Mr Wilkins.
Je vous suis extrêmement reconnoissant de Vos renseignemens sur les manuscrits. Ce seroit un travail des plus utiles qu’un Orientaliste Anglois pourroit entreprendre, de publier un Catalogue raisonné de la Bibliothèque de la Compagnie des Indes, tel que celui de la Bibliothèque Royale de Paris.
En projettant [sic] une nouvelle edition du Hitôpadêsa, mon but est de fournir aux écoliers une lecture agréable et facile, accompagnée de secours qui manquent dans les deux éditions précédentes. J’y joindrai une version latine et des notes.[in draft: Faudroit il dedaigner aujourd’hui d’expliquer un livre, qu’on a pu d’abord aussi prodigieusement mal comprendre ceci soit dit entre nous comme le prouve la traduction de Mr Wilkins? Je n’ai
pas encore comparé celle de S[ir] W[illiam] Jones] Vous mettez en doute, Monsieur, qu’il vaille encore la peine de recourir aux manuscrits. Vous semblez donc [2] admettre que l’édition de Londres ne laisse rien à désirer. Je ne saurois en juger de même, il se peut que l’insuffisance de mes connoissances en soit la cause. Si vous m’en accordez la permission, je soumettrai quelques exemples à votre decision. Je ne me flatte pas qu’on puisse obtenir un texte exclusivement authentique, et tel qu’il est sorti de la plume de l’auteur; mais je voudrois un texte cohérent et correct dans toutes ses parties. Il me semble que le recit en prose pêche quelquefois par trop de laconisme, et qu’il doit y avoir eu des circonstances supprimées par la negligence des copistes, d’où il résulte de l’obscurité. Tout ce qui ajoute à la grace de la narration, ce qui l’anime par des traits caractéristiques, me paroît donc de bonne prise. Pour les sentences je ne suis pas jaloux d’en augmenter le nombre; c’est un défaut du livre d’en avoir déjà entassé trop, et des sentences qui souvent ne tiennent guère au sujet. Mais je voudrois écarter tout ce qui en défigure le sens; et je pense avoir trouvé quelques leçons préferables, et qui donnent à la pensée une tournure plus spirituelle. [in draft: Voulez vous un exemple? On lit dans les deux editions, celle de Londres p. 63 [[blank]]. Cependant c’est un contre sens manifeste, car on n’a pas besoin de se faire arracher une dent qui est déjà tombée. Le manuscrit de Paris par le changement d’une seule lettre me donne la vraie leçon chalitasya. Maintenant la comparaison entre une dent ébranlée qui ne rend plus de service parce qu’elle ne tient pas ferme dans la machoire et un serviteur sans attachement est parfaite.] On peut qualifier cela de minuties: mais les soins d’un éditeur sont en général minutieux; et surtout dans l’état actuel de la philologie Indienne je suis d’avis qu’on ne sauroit y mettre trop d’exactitude, et qu’il ne faut pas laisser passer une syllabe dont on ne sache rendre compte. Après tout, quand j’aurai bien compulsé ce que j’ai déjà recueilli, la collation ultérieure des manuscrits pourra probablement se borner à l’inspection d’un certain nombre de passages.
Ce que vous dites de l’argument fondé sur une citation dans le Hitópadêsa, pour prouver l’existence antérieure du livre dont elle est tirée, est parfaitement juste. Néanmoins il me semble que les copistes pêchent plus souvent par des omissions que par des interpolations pour lesquelles il falloit d’ailleurs un certain savoir. Si donc une sentence se trouvoit dans un grand nombre de manuscrits, tirés de differentes pro[3]vinces, il en résulteroit, selon moi, une assez grande probabilité. Elle s’accroîtroit, si la même sentence se rencontroit aussi dans le Panchatantra.
A l’égard de la chronologie de la littérature Indienne il faut marcher pas à pas, pour ne pas aller trop loin d’un côté ou de l’autre. [in draft: Je vous avoue franchement que je penche pour I’opinion d’une haute antiquité.] Les communications de l’Inde en Perse sous les Sassanides seront précieuses à exploiter davantage. Mais je suis convaincu qu’on découvrira les traces oblittérées [sic] de communications bien plus anciennes entre l’Inde et l’Asie antérieure et de là jusqu’en Grèce.
Je vous parlois dans ma dernière lettre du roman des Sept Sages de Rome; depuis j’ai inspecté l’original grec qui est à Paris. Je n’ai pas eu le loisir d’examiner à fond ce manuscrit inédit, mais j'ai vu d’abord que la scène y est placée en Perse, et que ce livre s’annonce comme une traduction du Pehlvi. Il y aura sans doute quelque parti à tirer des auteurs byzantins qu’on a jusqu’ici trop generalement negligés. Un savant françois me dit qu’il trouve beaucoup de données curieuses sur les doctrines des philosophes de l’Inde dans les nouveaux Platoniciens.
D’autre part, Mr Abel Remusat, savant profond et de la critique la plus judicieuse, travaille fort à éclaircir les rapports entre l’Inde d’un coté, et la Chine, le Tibet et la Tartarie de l’autre. Selon lui les communications littéraires et scientifiques de l’Inde en Chine commencent deux siècles avant notre êre. Connaissez Vous ses Recherches sur les langues Tartares?
Je suis charmé d’apprendre que Mr Wilson veut nous faire mieux connoître le théatre indien. Son dictionnaire, même après votre admirable Amara-Cosha, est un travail d’Hercule. Cependant il reste encore de l’ouvrage à faire: les omissions sont nombreuses, et quelquefois surprenantes.
Si le cas venoit à se présenter en Angleterre, qu’une Collection de Manuscrits Sanscrits fût à vendre en bloc, Vous m’obligeriez infiniment, Monsieur, en m’avertissant. Je pourrois peut-être engager notre [4] gouvernement qui fait plus qu’aucun autre pour l’avancement des études, à en faire l’acquisition pour la Bibliothèque de Berlin. La littérature Indienne y a trouvé des fauteurs et même des amateurs. Monsieur de Humboldt, le frère ainé du célèbre voyageur, ministre d’état et ci-devant ambassadeur à Vienne et à Londres, me mande qu’il s’applique au Sanscrit de toutes ses forces. Comme il est grand connoisseur de langues, il trouve sa peine bien recompensée. Il vient de donner un traité sur les noms géographiques de l’ancienne Espagne, expliqués par la langue Basque.
Mr Klaproth est chargé par le gouvernement Prussien, de faire un catalogue raisonné des manuscrits Chinois et Mandchou qui sont à Berlin; il le fait imprimer à l’Imprimerie Royale de Paris à cause des caractères dont il a besoin. [in draft: Je I’en crois très capable, seulement je n’approuve pas qu’il se soit servi de la langue Allemande au lieu d’écrire en Latin ou en François.] Mr Remusat s’occupe d’un catalogue des livres Chinois de la Bibliothèque royale de Paris, sur le plan duquel il a publié un mémoire dès 1818.
Qu’augurez-Vous de la nouvelle Grammaire Sanscrite de monsieur Yates, qu’on nous annonce de Calcutta?
Permettez-moi encore une question. A-t-on connoissance de livres en langue Sanscrite, autres que le Panchatantra et le Hitópadésa, écrits dans la même forme, c’est à dire une narration en prose entremêlée de vers, et contenant des fables, des contes ou des fictions merveilleuses? Enfin existe-t-il dans la littérature Indienne des contes de fées originaux?
Je ne veux pas mettre votre patience plus long-temps à l’épreuve. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de ma reconnoissance et l’hommage de ma considération la plus distinguée.
V[otre] tr[ès] h[umble & tr[ès] ob [éissan]t serviteur
A W de Schlegel
Adresse:
à Bonn –Etats Prussiens du Rhin