Voilà donc tout retombé dans le vague, chère amie, ce que je croyois si bien résolu. Je ne puis pas changer d’avis, je suis décidément contre la voye de l’Occident, et croyez-moi, mon aversion pour remettre encore les pieds sur cette terre de malédiction n’y entre pour rien, quoiqu’il me paroisse indigne de demander la permission de traverser un pays d’où l’on m’a chassé comme un vagabond. Je fais une seule exception – si un Américain de confiance, par exemple M. Le Ray, vouloit se charger de toute la chose, et vous conduire au port et jusqu’au terme du voyage, cela me paroîtroit moins risqué, on ne peut pas faire des chicanes à un citoyen de ce pays-là.
Du reste si vous en croyez M. Cap[elle] vous ne ferez jamais rien. Ne voyez-vous pas que le seul but de ce misérable est de se faire valoir comme le geôlier d’une personne importante? Il ne fait que mentir; lorsqu’il veut vous effrayer, prenez courage – c’est lorsqu’il vous flatte qu’il faut être sur vos gardes – vous en avez déjà fait l’expérience.
La lettre que vous m’avez communiquée est décourageante, j’en conviens – mais je me trompe fort ou ce refus ne vient pas de la sœur de Billy elle-même, mais c’est la famille de son mari qui le lui a inspiré. C’est une grande pusillanimité; on a pourtant vu par les dernières négociations que Billy tenoit fort à protéger ses beaux-frères dans leurs droits.
On aura toujours des réponses froides quand on demande de loin et d’avance; il faut que le dé soit déjà jeté et que l’on mette les gens dans l’alternative absolue ou de commettre une horreur ou de se conduire avec une honnêteté tolérable. Je compte peu sur leur générosité, mais seulement sur leur amour-propre et la peur de l’opinion générale qui les condamneroit trop fortement. Je suis toujours convaincu, et toutes mes observations m’y ont confirmé, que le pire qui pourroit résulter de l’ancien projet seroit un séjour désagréable pendant l’hyver. Mais livrer une femme injustement persécutée, qui redemande le même asyle où elle s’est fait estimer et aimer une autre fois, cela est trop loin des principes du souverain, pour qu’aucun de ses serviteurs ose seulement le lui proposer. Soyez sûre que ce propos de Cap[elle], que Durocher peut arrêter quelqu’un chez lui dans sa capitale sans forme de justice, exciteroit en lui la plus vive indignation.
Cependant méfiez-vous de moi – je considère déjà ce pays comme une nouvelle patrie – je pourrois donc me faire illusion en bien. Rappelez-vous seulement à combien de personnes l’idée de cette retraite a paru naturelle. Je disois au pr. L. que j’étois dans une incertitude absolue sur nos projets; il répondit:„Je pense toujours qu’elle finira par aller à V[ienne]“.
Nous avons fait constamment l’expérience que tout devenoit plus difficile par les délais; néanmoins, si vous n’avez point de confiance, différez; mais alors restez immobile chez vous à la campagne; arrangez-vous y pour l’hyver – j’y reviendrois avec plaisir et sans la moindre inquiétude.
Je sais bien que si j’étois à votre place, étant homme, j’aurois cru depuis longtemps devoir à Dieu, au genre humain, et à moi-même de sortir de là à tout prix et de ne pas sanctionner une oppression injuste par ma soumission volontaire. Un de mes amis qui est mort à présent disoit que jamais aucun homme n’a été forcé à rien par un autre. La volonté est invincible quand on l’a ferme. Vous êtes femme, mais vous avez montré plus d’énergie d’esprit que la plupart des hommes – vous avez montré aussi l’énergie du refus. C’étoit pour la cause générale et pour l’exemple. Auriez-vous moins de courage quand il s’agit de votre sort et de celui de votre famille? Tout change de face quand on considère une action comme un devoir, on est alors à la garde de Dieu qui a compté tous les cheveux sur notre tête, et qui, dans un instant, fait rentrer les puissants de cette terre dans la poussière.
Je compte avoir une lettre de vous aujourd’hui, mais seulement après le départ de celle-ci; elle me décidera sur ma course à Soleure et à Jägersdorff, que je comptois faire mardi – ce seroit encore à tems jeudi – après aujourd’hui je ne peux plus avoir de lettres de vous jusqu’à mercredi.
J’ai retrouvé mon passeport suisse au bureau de la police, en insistant beaucoup qu’on le cherchât.
M. de Freudenreich le père me charge de le rappeler à votre souvenir. M. de Watteville est ici jusqu’à l’ouverture de la diète, qu’on dit toujours fixée au 9 septembre – cependant on n’a pas encore la nouvelle d’une audience de M. Reinhard.
Un voyageur m’a parlé ici d’un voyage de l’Emp[ereur] à Bayonne, il a dit que beaucoup de troupes y attendoient son arrivée, que des gardes s’étoient mis en marche, – vous serez mieux informée de cela que moi.
Rappelez-vous votre conversation avec ce pauvre M. de Corbigny sur l’embarquement, qui vous effraya tant. De la façon dont il est mort il faut bien croire qu’il étoit de bonne foi – et qu’y a-t-il de changé depuis, si ce n’est en pire?
En général, si j’avois le choix entre me fier à la perfidie ou à la foiblesse et même à la pusillanimité – je préférerois toujours celle-ci, parce qu’elle n’est pas endurcie aux choses atrocement criminelles.
Vous êtes entourée dans ce moment des meilleurs conseillers puisque MM. de M[ontmorency] sont auprès de vous – de mon côté j’ai tout épuisé [de] ce que j’ai pu recueillir dans mon voyage. Soyez toujours sûre de mon dévouement, quelque parti que vous preniez.
Est-ce que pour les affaires de fortune en Am[érique] un voyage d’Aug[uste] ne suffiroit pas? Pour lui c’est une bagatelle.