Chère amie, nous nous enfonçons de plus en plus dans cette belle Allemagne, à la barbe de Napoléon, et ce qu’il y a de plus piquant, c’est que nous y sommes en pleine sécurité, ayant rejeté l’ennemi au loin et ayant l’Elbe devant nous. Je me trouve ici en pays de connaissance; mon père a été autrefois professeur à Zerbst, il a quitté cette ville peu d’années avant ma naissance, de sorte que j’ai failli naître Zerbstois. J’ai retrouvé ma marraine avec son vieux mari, mais tout aveugle et perclus. Figurez-vous la joye de ces bonnes gens, lorsque je suis entré chez eux en uniforme et décoré, ne m’ayant connu que tout petit. Il m’a fallu leur expliquer longuement comme quoi j’ai couru le monde pour arriver enfin ici; cela leur paraissait prodigieux, enfermés dans leur case étroite comme ils le sont. Voilà la prophétie de ma nourrice vérifiée, leur dis-je, qui me prédisait toujours que j’irais en pays lointains, parce que mes dents étaient écartées les unes des autres.
Vous ne sauriez croire combien une petite ville paraît superbe quand on a été pendant quelque temps dans les villages dévastés, entassés pêle-mêle sur la paille. Je suis logé ici à merveille chez une demoiselle très comme il faut, qui m’a donné son salon. D’autres officiers, logés dans la maison, lui disent des fleurettes (sic), mais elle est sage et ne les écoute pas. A propos, j’ai perdu pendant l’armistice la plus belle occasion du monde de faire ma cour à une dame qui fait métier de l’esprit et de la littérature: c’est la baronne de Munck, qui vivait autrefois à Stockholm et qui maintenant est établie dans une terre, à quelques lieues de Stralsund. Mais je ne suis pas assez jeune pour ces choses-là et à vous dire le vrai, la Baronne n’est pas trop jeune non plus, de sorte que cela s’est borné à quelques visites, à quelques invitations négligées et à quelques billets infiniment obligeans de part et d’autre.
Zerbst, ce 30 sept. – Ces lignes écrites dans un accès de gaîté sur nos brillans succès en sont restées là. Cette fois-ci je me reconnais coupable, car j’ai été plus de deux semaines sans vous envoyer de lettre. Je vous ai écrit de Rabinstein la veille de la bataille de Dennewitz, au bruit du canon qui grondait de loin dans les actions qui la précédèrent, je vous ai écrit aussi dans ce triste séjour de Jüterborg rempli de mourans, après la bataille. J’ai reçu il y a dix jours, vos lettres jusqu’au 1er septembre. J’ai voulu faire la commission d’Auguste et il m’a fallu attendre l’occasion pendant quelques jours. Ensuite, j’ai été fort occupé ici: je fais mon ancien métier, je fais imprimer et réimprimer. On n’est pas toujours à travailler mais les heures de la journée s’en vont tout de même, et vous connaissez mon ancien faible, je ne puis pas me résoudre à écrire les soirs; d’ailleurs mes yeux en souffrent.
Je vous parlerai d’abord de quelques affaires économiques pour les mettre de côté. Vous avez parfaitement raison à l’égard des dettes de jeu, chère amie; aussi ne se sont-elles pas annoncées jusqu’ici, et je ne crois pas qu’elles s’annoncent. La chose devient pourtant un peu différente si un camarade a prêté de l’argent comptant pour jouer ou pour payer. On m’a dit que Tettenborn s’était fait garant d’Albert pour une somme de 300 louis. J’ai reçu encore aujourd’hui une lettre d’un de ses aides de camp, où il n’en est pas question. Mais voici une créance d’une autre nature. Un négociant de Hambourg m’écrit de Stralsund qu’il a vendu à Albert un cheval, fourni du linge et autres effets et prêté de l’argent comptant. Son compte, après avoir vendu un autre cheval qu’Albert lui avait laissé, se monte à 224 écus d’argent d’Hamb[ourg]. Il réclame le témoignage de M. Signeul, je me suis informé auprès de celui-ci lorsqu’il est venu ici, et il m’a assuré que c’était un honnête homme, qu’il avait connaissance de cette affaire, et que certainement cet argent était dû. N’ayant pas de fonds j’enverrai à cet homme une lettre adressée à MM. Arfwedson, dans laquelle je les prierai de payer cette somme pour votre compte à ma responsabilité. J’espère que vous ne me désapprouverez pas. D’ailleurs, cet homme a émigré d’Hambourg; il est devenu malheureux par la catastrophe de cette ville.
Je n’ai pas encore pu avoir le payement de 30 frédérics d’or, dus pour des effets par un officier suédois. Je les réserve pour le payement de quelques petites dettes d’Albert. Je vous mettrai ensuite le compte au net, je vous dirai combien j’ai pris à la nouvelle lettre de crédit que MM. Arfwedson m’ont envoyée à la place de celle sur Hambourg; elle est adressée à MM. Schickler et C° à Berlin. J’ai tiré en tout 3525 francs, dont plus de 100 louis pour les dettes d’Albert. Le reste, je l’ai employé pour m’acheter deux chevaux et une voiture qui étaient de rigueur pour le service. Cela doit donc m’être bonifié; d’ailleurs, Dieu veuille que je puisse bientôt les revendre! Vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir employé pour moi votre crédit. Je n’ai point d’arrangement fixe, mais je peux avoir autant d’argent que je veux. Il ne m’a coûté qu’un mot pour me faire payer à Stralsund 300 écus. Cependant, vous sentez bien que j’ai mes raisons pour ne pas trop profiter pour le moment de cette facilité. En effet, j’ai besoin de peu de choses, on me fournit la nourriture des chevaux, j’ai plusieurs tables à ma disposition, la principale dépense ce sont les domestiques, c’est-à-dire le cocher et le valet de chambre. Je suis fort heureux d’avoir trouvé d’excellents gens, et dont l’un possède les langues russe et suédoise, ce qui est fort utile.