Chère amie, j’ai lu des passages de votre lettre et de celle du 30 novembre à notre Prince, ayant trouvé l’occasion bien rare de m’entretenir avec lui à loisir. Il les a écoutés avec la plus grande attention et la plus grande bienveillance. A ces mots que vous lui demandez des ordres, il dit: „Elle est bien bonne“. Une autre fois il m’interrompit : „Combien j’aimerais, mieux que tout cela, être arrivé à un temps où je pourrai passer mes soirées à causer paisiblement avec Mme de St[aël] et avec vous!“ Il m’assura qu’il vous avait écrit à vous, aussi bien qu’à Madame Moreau; il ne concevait pas comment ces lettres n’étaient pas parvenues. Un des jours suivants il revint à ce sujet — il n’avait pas gardé copie de la lettre à vous, mais il pensait l’avoir envoyée de Heiligenstadt. Pour celle à Madame Moreau il l’avait retrouvée dans son registre, elle était datée de Zerbst. Il fut très frappé de ce que vous mandez sur sa situation – il se propose de s’intéresser à son sort de toutes manières, d’écrire à son égard à l’Empereur Alexandre, etc...
Je ne puis vous communiquer que l’essentiel – tout n’est pas de nature à être transmis par des lettres, même si l’on a une occasion sûre, mais vous jugez si bien les choses que vous m’entendez à demi-mot.
Usez de la plus grande prudence, il ne faut pas que ces gens devinent nos pensées secrètes. Gardez-vous surtout de P[ozzo] de B[orgo] comme du feu. Il doit avoir passablement de l’humeur contre nous, et cela l’aura rendu plus passionné encore dans les opinions qu’il avait déjà auparavant.
Le ministère anglais ne fait pas un secret des siennes – leur feuille est remplie de tirades dans le genre de celles dont me parle Auguste. Au nom du ciel, employez donc tout votre esprit et votre éloquence pour faire comprendre à ceux des ministres que vous voyez que Bonaparte n’est pas encore renversé, que rien n’est fait encore qui puisse acheminer à cet événement – que c’est travailler pour lui, nuire à la cause générale, nuire aux B[ourbons] eux-mêmes que de les mettre en avant mal à propos. Bonaparte ne manquerait pas de dire aux Français : „Les Anglais veulent me détrôner pour vous donner un Roi de leur façon. Il aurait vendu d’avance vos plus chers intérêts, votre puissance maritime, votre commerce, il aurait souscrit à toutes les humiliations avant de monter sur le trône. „L’idée d’envoyer les Bourbons à Lord Wellington serait vraiment funeste pour ses succès et pour eux. La fierté ou la vanité nationale souffre moins d’un tyran qu’on s’est donné soi-même, ou qui du moins a usurpé le pouvoir sans intervention étrangère, que de la loi que les étrangers veulent vous faire, quelque raisonnable qu’elle serait du reste elle-même. J’ai lu dans „The Courier“ cette phrase: Bonaparte et la guerre, les Bourbons et la Paix! La première partie est de toute justice: Bonaparte est un tyran sans foi ni loi, il a foulé aux pieds le droit des gens, ses traités de paix n’ont jamais été que des ruses de guerre. Mais si la nation française secoue ce joug, si elle se constitue d’une manière raisonnable et reconnaît par le fait les principes sur lesquels est fondée la République Européenne, quel droit avez-vous de vous immiscer dans leurs affaires intérieures, de leur prescrire telle forme de gouvernement et telle personne pour être mise à la tête? Cela sied surtout fort mal à un ministère anglais. S’il existait encore des Stuarts, les Français pourraient tout aussi bien se mettre dans l’esprit de vouloir forcer l’Angleterre à les reprendre „Hanc veniam damus petimusque vicissim“.
Tout ce que les alliés ont à faire (tout en poursuivant vigoureusement la guerre) c’est de déclarer officiellement qu’ils ne concluront jamais la paix avec Bonaparte, qu’ils accorderont leur protection à tous les Français qui ne reconnaissent plus Bonaparte pour maître, c’est d’inviter tous les conscrits à quitter leurs drapeaux pour former une armée de France sous leurs propres chefs, destinée à reconquérir la liberté de leur pays, etc... Enfin M. Constant a très bien traité cette question dans la note que je vous ai envoyée et dont vous aurez sans doute fait usage auprès des personnes influentes.
Ensuite vous pourrez dire à celles qui sont en contact avec les B[ourbo]ns, ce qui est de toute vérité, que le Pr[ince] Royal] parle d’eux avec toute espèce d’égards, qu’il accueille fort bien tous les Français qui leur sont attachés, qu’on a lieu de penser qu’il ne serait pas éloigné de leur prêter son appui, s’il peut se convaincre que tel est le vœu de la majorité de la nation. Mais ce qu’il désire surtout c’est que la France obtienne enfin une constitution sagement ordonnée et suffisamment garantie, qu’elle ne subisse pas toutes les cruelles expériences que l’Angleterre a eu à faire depuis le retour de Charles II jusqu’en 1688 – la terrible réaction du royalisme, ensuite la nécessité de détrôner un second roi. Il ne se trouve pas toujours un Guillaume III pour mettre fin aux guerres civiles et prévenir des révolutions interminables. Je vois que c’est devenu un proverbe de citer Monk, mais l’exemple n’est pas fort heureusement choisi.
Les B[ourbo]ns ne peuvent pas remonter sur le trône par leurs propres forces – encore moins peuvent-ils être placés par les puissances alliées, à moins d’avoir subjugué auparavant toute la France. Le trône n’a point de manche pour eux par où ils puissent le saisir. Il faut qu’un homme de guerre, et qui se soit acquis la confiance de la nation française pendant la révolution, les aide. D’ailleurs ils ne savent pas mieux gouverner que faire la guerre – ils connaissent le monde actuel aussi peu que des enfants nouveaux-nés. Leur proclamation du dernier avril en a fourni une preuve déplorable. Il faut qu’ils déposent leurs intérêts absolument entre les mains de quelqu’un qui connaisse la pente du temps actuel et se laissent guider par lui.
Ensuite, en supposant que la Nation puisse se prononcer et qu’elle les rappelle, pense-t-on qu’ils puissent régner immédiatement après Bonaparte? Il faut un état intermédiaire pour asseoir une constitution et prévenir les troubles civils – il faut que d’abord il n’aye que le nom – que le pouvoir reste entre les mains du Restaurateur sa vie durant. Cela est assez bien développé dans cette feuille de gazette que je vous envoye.
J’aurais beaucoup à vous dire sur l’écrit de M. de la Maisonfort, mais ce chapitre est trop long. Certes il ne plaide pas d’une manière adroite la cause des B[ourbo]ns. Peut-on invoquer ainsi le principe de l’hérédité? Je suis passablement royaliste, mais cela me ferait devenir chèvre ou républicain. Est-ce que la France est donc la trame de Pénélope et les hommes seraient-ils condamnés, aux dépens de générations entières, à faire et défaire purement et simplement? L’exemple de l’Angleterre nous permet d’autres espérances, elle est parvenue enfin à quelque chose et elle y est parvenue par une élection. Guillaume III n’avait aucun droit héréditaire. Si les B[ourbo]ns peuvent jamais être rétablis en France, ce n’est que lorsque leur dynastie aura été réélue.
Chère amie, j’aurais une infinité de choses à vous dire sur ce sujet et sur mille autres, mais je ne veux pas manquer l’occasion qui m’est offerte; ainsi je finirai ma lettre sans la terminer. Votre lettre du 12 décembre est encore remplie de reproches injustes: „La prospérité vous tourne la tête“. Une telle phrase a-t-elle pu échapper à une personne qui me connaît depuis près de dix ans? Vous ignoriez que j’ai été pendant 3 semaines absent du Q[uartier] G[énéral] et éloigné de toutes les communications. Aussitôt arrivé je vous ai envoyé des exemplaires de mes Remarques. J’avais expédié au Quartier G[énéral] les premiers qui sortirent de l’imprimerie. Ce sera un de ceux-là que vous aurez vu à Londres. Je n’ai pas non plus votre livre De l’Allemagne et cependant il a paru il y a deux mois et le G[énéra]l Stewart l’a depuis longtemps. Je l’aurais relu avec plaisir, je me serais fait valoir en le prêtant à d’autres – j’aurais obligé le libraire de Berlin en lui fournissant un exemplaire pour le traducteur; mais enfin je ne l’ai pas. Signeul m’a chanté des hymnes sur la nouvelle préface.
J’ai aussi fait une préface dont je me vante – vous l’aurez lue à présent, elle est partie depuis quatre jours – c’est celle que j’ai mise à la tête des dépêches interceptées. M. de Wetterstedt, qui, en général, est extrêmement bien pour moi, l’a lue au Prince et l’a fait valoir; le lendemain le P[rince] me fit remettre par M. de W. une lettre de change de 500 £ Sterling.
Adieu, chère amie, je vais m’appliquer à vous griffonner des lettres, sans égard pour la grammaire et l’orthographe, afin que vos plaintes cessent une fois. La personne envers laquelle je suis le plus coupable c’est Albertine, je médite depuis longtemps une belle lettre pour elle et je ne puis jamais en venir à bout.
Mille amitiés.