Dieu merci, je pourrai vous écrire à mon aise, monsieur; je pourrai causer longuement avec vous de temps anciens et de temps modernes, vous demander votre avis sur tout, et l’histoire, et la philosophie, et la littérature. Vous avez jeté et vous jetez la lumière sur tout; vous remarquez avec raison que nous ne faisons pas précisément ici la même chose depuis quelques mois. Nous habitons un peu les ténèbres extérieures. La politique du moment n’est pas non plus bien charmante. Si l’on veut garder quelque mouvement d’esprit, il est nécessaire de s’élever plus haut. Spernit humum fugiente penna. Il faut même aller plus haut que le Jocelyn de M. de Lamartine. Beaucoup de nos travers d’ici-bas ont suivi le poète sur les cimes des Alpes. L’écho de nos petits caquets le préoccupe certainement jusque-là. L’amour propre, le lieu commun tourné en paradoxe, l’affectation de la simplicité, il a emporté tout cela dans son petit paquet vers ces régions supérieures. Je vous parle bien en détail de Jocelyn. Vous aimez mieux errer sur les bords du Gange. Les eaux du fleuve sacré sont plus profondes et plus majestueuses que nos ruisseaux qui se dissipent en cascades et en poussière humide, mais vous m’avez accoutumé à vous voir l’œuil à tout. Votre esprit a de ce que les théologiens nomment, je crois, l’omniprésence. Vous avez bien voulu m’envoyer de ces bords du Gange des épigrammes contre les petites ambitions du jour plus acérées qu’on ne les aiguise ici dans la poussière et la vivacité du combat. Je tiens donc que vous avez lu M. de [2] Lamartine et aussi les Mémoires de madame Merlin. Vous pouvez les tenir pour authentiques. Elle en a fait des lectures dans plusieurs salons. Nous sommes loin du temps de madame de la Fayette.
Ne vous découragez pas de votre bon projet de venir à Paris et à la campagne cette année. On a pris cela pour un engagement très positif auquel vous ne pouvez plus manquer. Permettez-moi de vous dire que, moi aussi, j’ai grande impatience de reprendre ce fil d’entretiens trop souvent brisé. On tâchera d’être pour vous le moins goth possible; ce n’est pas le cas de dire de notre âge présent:
Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.
Il est bon de regarder en avant ou en arrière. L’imagination a été précisément donnée à l’homme pour échapper au poids de ces époques sans éclat et sans vie. Quand on nomme M. ***, membre de l’Académie française, il faut regarder vers Racine et Voltaire pour oublier cette triste nomination. Ne vous fâchez pourtant pas contre l’Institut au point de ne pas vouloir parler du dictionnaire. Ce dictionnaire est de belle taille, il mérite attention.
Mille respects dévoués.
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