Jʼai mille et mille pardons à vous demander de ma négligence, Monsieur; jʼavais répondu à votre lettre, et je croyais avoir envoyé ma lettre à la poste, mais, soit par un oubli de la part du domestique ou par ma propre distraction, elle nʼest point partie, et je viens de la retrouver à ma grande consternation, en fouillant dans mes papiers pour les mettre en ordre pour mon prochain départ. Une telle chose ne peut arriver quʼà un indolent comme moi, qui ai toujours un tiroir rempli de lettres auxquelles je devrais répondre et auxquelles je ne réponds guère, que je crains même de regarder, pour ne pas me rappeler mes péchés. Ma lettre pour M. Rigaud arrivera sans doute trop tard pour lui être de quelque utilité, mais je vous lʼenvoie toujours, afin quʼelle me serve dʼexcuse.
Jʼespère bientôt retourner en Suisse. Notre séjour ici ne se prolongera guère au delà du commencement du mois dʼavril. Je réserve donc pour le plaisir de nos entretiens, dont je me fais une vraie fête, tout ce que [2] je pourrais vous communiquer dʼintéressant. Paris a été assez animé cet hiver; surtout quelques femmes anglaises en ont fait agréablement les honneurs. Cependant je fréquente en général le monde le moins possible, pour nʼy pas perdre tout mon temps. Depuis mon séjour en ville, jʼai suspendu mon écrit sur la formation de la langue française, parce que je ne sais pas composer à bâtons rompus. Mais, en revanche, je suis tombé comme un perdu dans dʼautres études. Depuis un mois à peu près, je me débats contre les difficultés de la langue et de la poésie provençales; je pâlis sur les manuscrits, et jʼemporterai un recueil assez nombreux de chansons des poëtes les plus célèbres, copiées avec le plus grand soin sur les originaux, et non pas dʼaprès les papiers de Lacurne de Sainte-Palaye. Je verrai ensuite à loisir ce que je pourrai tirer de cela; mais enfin jʼai voulu le posséder. Ceci se lie à mes recherches précédentes. Mais figurez-vous cet enfantillage à mon âge? je nʼai pu résister au désir dʼapprendre la langue sanscrite; jʼétais ennuyé de ne savoir [3] que des langues que tout le monde sait, et me voilà depuis deux mois écolier zélé des Brahmes.
Je commence à débrouiller assez facilement les caractères, je mʼoriente dans la grammaire, et je lis même déjà, avec le secours dʼun Allemand que jʼai trouvé ici, lʼHomère de lʼInde, Valmiki. Il mʼest trop incommode de suivre le cours de M. Chézy, mais je le consulte sur la marche à prendre. Enfin, jʼespère avancer pour continuer cette étude à moi seul, pendant le loisir de la vie de campagne. On a beaucoup de difficulté de se procurer les livres nécessaires. Il y a encore peu de choses imprimées dans la langue originale en Angleterre, et les livres publiés aux Grandes-Indes, outre quʼils sont dʼune cherté excessive, ne se trouvent presque point. Cependant je mʼen suis procuré quelques-uns, et jʼattends un envoi de Londres.
Voilà mes confessions en fait de folies érudites. Mme de Staël dit que cʼest par paresse que jʼétudie tout cela. Elle voudrait me voir travailler pour produire un effet instantané, et cʼest la chose pour laquelle jʼai le moins de goût. Les journaux de Paris vous auront quelquefois [4] rappelé mon nom, en mʼérigeant, bien gratuitement, en hérésiarque littéraire. On a voulu mʼengager à répondre, mais je nʼai jamais fait attention à ces glapissements de la meute journaliste. Si mon livre a quelque valeur intrinsèque, si jʼy ai répondu dʼavance aux futiles objections quʼon mʼoppose, il produira son effet avec le temps. En attendant il se lit. Il paraît obtenir quelque succès en Angleterre; plusieurs journaux en ont rendu un compte avantageux.
Vous savez sans doute toutes les nouvelles qui concernent Mme de Staël et sa famille: ainsi, je ne vous en parle pas. Je ne saurais cependant mʼempêcher de rendre justice au choix de Mlle de Staël. M de Broglie est un des hommes les plus aimables et les plus spirituels que lʼon puisse rencontrer dans aucun pays. Je crains seulement que la session de la Chambre des Pairs ne nous lʼenlève pour une partie de lʼété. Auguste de Staël aussi veut faire un voyage en Suède, à mon grand regret. Il a passé cet hiver chez moi à peu près tout le temps que lui a laissé le monde.
Je crains bien que ma lettre ne sente la lampe, comme les oraisons de Démosthène. Mais vous avez de lʼindulgence pour mes faibles. En comptant sur le plaisir prochain de vous revoir,
Tout à vous,
Schlegel.