Jʼentre dʼabord en matiere. Je pense que malgré lʼexistence antérieure des Runes, lʼinvention des lettres dʼUlphilas peut sʼexpliquer par une idée superstitieuse – comme les Runes passaient pour avoir servi à la sorcellerie et à tous les usages diaboliques, on aurait cru profaner lʼévangile, en les employant. Dʼailleurs lʼalphabet runique était incomplet, on nʼavait point encore écrit de longs livres, puisque les poesies étaient recitées de memoire: il fallait donc des distinctions grammaticales plus fines.
Les savans Suédois prétendent que quelques caractères dʼUlphilas sont imités des Runes – on ne pourrait juger de cela avec certitude que dʼaprès un facsimile du manuscrit, quʼon nʼa donné nullepart que je sache. Je ne me pardonnerai jamais dʼavoir été trop indolent pour inspecter le Cod. argenteus, quand je nʼétais quʼà une journée dʼUpsala.
[2] Lʼhistoire de ce manuscrit serait aussi curieuse à savoir. Les Suédois nʼen parlent pas, je crois parce quʼil a été transporté en Suède un peu per fas et nefas. Quʼest-ce que le Coenobium Werthinense, où il était autrefois? Est-ce Donauwerth? (cʼest Werden en Westphalie)
Dans Ulphilas Runa signifie mysterium, consilium, comme encore aujourdʼhui en allemand raunen est parler à voix basse. Il employe des termes gothiques pour lʼart de lʼécriture: meljan, scribere, meli, xxxxx scripturae, ufarmelcins, superscriptio. Les Anglo-Saxons ont eu aussi un terme indigène pour écrire: write, encore usité dans lʼAnglais. En Allemand le mot schreiben, est formé de scribere, mais le nom des lettres Buchstaben, ramène aux runes: Stab, bâton ou ligne droite, Buche hêtre.
Dans les glosses de Keron à la règle de St. Benoit, écrites à St. Gall dans le 8ème siecle, lʼon trouve runstaba, pour eulogiae. (Schilter. Thesaur. R. S. Bened. c. LIV.) En Anglosaxon: staef-craft, la grammaire, lʼart des lettres.
Je trouve quelques traces de lʼusage des Runes dans Tacite. Germ. c. 10. il parle de sortileges faits par les prêtres, auxquels on employait „surculos notis quibusdam discretos“ – ensuite: „secundum [3] notam ante impressam interpretatur.“ Ces marques étaient donc des incisions. – Le nom de la prophetesse Aurinia – dʼautres ont déjà pensé quʼil fallait lire Aliruna. Enfin: „literarum secreta ignorant.“ Jʼexplique ce passage qui a donné lieu à tant de disputes tout autrement que les commentateurs à moi connus: les hommes et les femmes (du peuple) ignorent lʼusage des lettres, qui chez eux sont traitées comme un mystère, c. a. d. par les prêtres.
Comme vous je ne doute nullement que lʼancienne redaction de la loi salique nʼait été traduite dʼaprès un manuscrit runique. Comment veut-on quʼune loi dont le but principal était de fixer le taux des amendes, ait pu se conserver dans la memoire? Mais le diable peut se tirer de ce baragouin, écrit dʼabord par un Franc qui ne savait pas le Latin, copié ensuite par des Gaulois qui ne savaient pas la langue des Francs.
Il y a un terrible chapitre dans cette loi, sur lʼattouchement indiscret des femmes: tant pour la main, tant pour le bras au dessous du coude – au dessus du coude, cela monte déjà fort haut – et puis – Enfin la loi est heureusement abolie, autrement il y aurait beaucoup de gens ruinés.
Pour revenir aux Runes jʼen ai trouvé une trace au fond de la Transylvanie. Voyez Thrwócz C. XXIV. Il dit que les Szekles, „nondum [4] Scythicis literis obliti“, se servent „non encausti et papyri ministerio, sed in baculorum excisionis artificio.“ Les Szekles se disent les descendants des Huns restés dans le pays – ils ont été toujours reconnus pour tels par les Rois de Hongrie. Il se pourrait donc que cet art dont parle Thrwŕocz, sans doute oublié aujourdʼhui, eût été communiqué aux Huns par les Goths, dans le temps que ceux-ci formaient une partie de lʼempire des Huns.
Je nʼai pas grande foi en Trithemius ni en Hunnibald – cependant il faut les écouter, puisquʼils peuvent avoir eu des manuscrits perdus aujourdʼhui, et je vous serais obligé, si vous vouliez me les procurer.
Jʼai extrait de lʼAnonyme de Bela, de Boguphal et de Potocki tout ce qui pouvait être à mon usage. Ce Walgersz de Boguphal est notre Waltharius, princeps Aquitaniae, transplanté en Pologne, sans doute dʼaprès la même tradition allemande qui a servi de base au poème latin que vous connaissez.
Il nʼy a aucun doute quʼil ne faille entendre Verone sous le nom de Bern, de cette ville illustrée par nos romanciers héroïques. Nos historiens du 16ème siecle nomment encore le passage des Alpes qui conduit à Verone: die Berner Clausen, les Cluses de Berne. Je pense même [5] que le Duc de Zäringen en bâtissant la ville de Berne en Suisse lʼa nommée ainsi par allusion à lʼautre, ses ancêtres ayant été a Margraves de Verone. Mr de Müllinen, profond connaisseur de lʼhistoire de Suisse, mʼa paru approuver cette conjecture.
Très-probablement le manuscrit, dont parle Bembo, était Gothique. Un Espagnol, cité par Benzelius, en a vu à Turin. Peut-être trouverait on quelque chose, si lʼon pouvait fouiller à son aise dans le Vatican – mais les bibliothecaires y sont jaloux de leurs richesses comme le dragon des Hesperides. Je crois quʼon a beaucoup écrit en langue Gothique, et que les Italiens ont détruit ces manuscrits, p exprès, pour ne pas avoir lʼair de descendre des Barbares. Le contrat en langue Gothique, publié par Donius, ainsi isolé, fait tirer de fortes inductions. Syagrius avait si bien appris la langue des Bourguignons qui était celle des Goths, quʼil corrigeait les barbares eux-mêmes quand ils faisaient des fautes de Grammaire. Comment cela se pourrait-il sans la connaissance de livres écrits? S. Chrysostome fit precher devant lui un prêtre en langue Gothique – or, sʼils prêchaient, ils écrivaient aussi leurs Homélies – [6] Chez les Vandales, nation Gothique, on célébrait en le culte dans leur langue maternelle. Les mots corrompus dans le texte de St. Augustin doivent être retablis ainsi: Franja armai, Domine miserere. Et remarquez que cʼétaient des Vandales encore Catholiques, car sʼils eussent été Arriens, St. Augustin nʼen aurait pas été si édifié.
Vous avez certainement très raison sur Knight – mais en voilà déjà assez et de reste pour vous fatiguer. Ce serait bien pis si je tombais dans le Sanscrit. Toutefois je pense que ces occupations sont plus innocentes que de faire des articles dans le Moniteur pour attraper le monde. Napoléon ne doit pas avoir été très émerveillé en voyant Simonde – car il aime les gens qui ont bonne tournure.
Les communications avec vous me sont toujours infiniment agréables, mais causer vaut encore mieux quʼécrire. Venez donc bientôt nous voir – Mad. de Stael ne va à Geneve que Samedi. Je désirerais bien venir à Geneve pour quelques jours, mais cela ne se peut que lorsque nous aurons plus de monde ici.
Tout à Vous
Schlegel
Pourriez-vous me procurer ce quʼon a publié sur les Goths de la Crimée?
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