Je vous écris encore d’ici, mon cher Gentz, au moment de me rapprocher de vous. Je m’en vais partir un de ces jours, je m’embarquerai pour l’Allemagne et je saluerai mon sol natal avec une joye inexprimable sous des auspices bien différents de la sombre perspective de l’été passé. J’aurai le bonheur d’accompagner S.A.R. le prince Royal de Suède, ainsi vous saurez toujours où me trouver.
Il y a près de deux mois, que je vous ai écrit une longue lettre sur tout ce que j’ai eu occasion d’observer dans ce demi-tour de l’Europe que nous avons fait, mes réflexions sur les événemens, mes conjectures sur l’avenir. Je vous ai peint la noble fermeté, que le Pr. R. a mise dans la marche et les difficultés, qu’il a eu à vaincre. Vous connaissez aussi bien que moi les services, que la Suède a rendus à la cause générale, par tout ce qu’elle a fait et par tout ce qu’elle s’est abstenue de faire. Mais [2] tout en embrassant d’un vaste coup d’oeil les combinaisons de la politique européenne, le Pr. R. n’a jamais perdu un seul instant de vue les intérêts de la nation, qui l’a appelé à la succession. Il veut signaler son avénement en assurant aux Suédois un avantage vraiment national et durable. Des possessions transmarines ne peuvent nullement convenir à la Suède, comme l’histoire l’a prouvé: elles ont été acquises par des guerres longues et sanglantes, elles ont été perdues de même. De tout cela presque rien n’est resté que les conquêtes faites dans la Scandinavie même, des provinces si essentielles à la Suède, qu’on a de la peine aujourdhui à se figurer, qu’elles ayent jamais appartenues à Danemarc. La Suède ne peut pas reprendre son influence en Europe, elle ne peut jamais agir avec énergie au dehors aussi long-temps, que pendant chaque guerre elle a une immense frontière à garder contre un voisin suspecte.
L’union des deux royaumes procurerait [3] à la Scandinavie l’avantage inappréciable d’une existence à-peu-près insulaire: hors de contact d’un côté avec la Russie, de l’autre avec le Danemarc, inattaquable dans l’intérieur elle pourrait s’adonner tout entière à cultiver ses avantages maritimes; délivrée de toute l’inquiétude sur son integrité elle n’aurait jamais plus de motif pour des guerres au dehors que celui de maintenir la liberté de la Baltique et la stabilité de l’état des choses dans le Nord.
Le Pr. R. veut donc la Norvège, il la veut absolument, rien ne pourra l’en détourner. Il a commencé par là le premier entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec lui, et hier encore il me parla dans le même sens. L’énergie de sa volonté marche d’un pas égal avec la superiorité de son esprit. Il aura la Norvège de gré ou de force.
La première voye a été tentée inutilement dès le commencement de l’hyver. Le cabinet de Copenhague n’a rien fait qui vaille. S’il s’était prêté à donner une [4] garantie suffisante de son adhésion à la cause des alliés, le reste aurait été ajourné jusqu’à la pacification générale, et l’on n’aurait rien exigé de définitif, avant que les indemnités du Danemarc n’eussent été assurées par des échanges. Il y aurait eu du mérité à quitter le parti de Napoléon, lorsque la scène de la guerre était encore en Pologne, et nous serions bien plus avancés aujourd’hui que nous ne sommes, si pendant l’hyver un corps suédois eût pu passer par les isles et la Jutlande pour agir conjointement avec des troupes danoises sur les dernières de l’ennemi. Le Danemarc a repoussé d’abord toute négociation, les forces de Napoléon ayant été refoulées de plus en plus; lorsqu’à Copenhague on s’est vu à-peu-près cerni, on a fait quelques propositions touchées à droite et à gauche uniquement dans l’intention de gagner du temps, de susciter une opposition au ministère anglais et de désunir s’il était possible les alliés. Heureusement l’on a tenu [5] ferme, et rien de tout cela n’a réussi. Ces démarches semblaient même dictées par Alquier dans l’espérance de conserver le Danemarc intact jusqu’à ce que les armes de Napoléon reprendraient le dessus dans le nord de l’Allemagne pour enployer alors toutes les forces danoises contre les alliés soit en Allemagne soit en Suède.
Nous allons voir, si les Norvégiens montreront un dévouement sans bornes à un roi, qu’ils n’ont jamais vu, et à un cabinet, dont la politique depuis six ans les a exposés à la destruction de leur commerce et à la plus affreuse disette. Le Prince Royal a eu soin de préparer les esprits en Norvège. On ne pense pas à changer le cours (?) du monde, les lois et les coutumes de ce pays ni à le gouverner autrement que par ses propres magistrats. Il n’est pas question d’une réunion, mais de deux royaumes unis à droits égaux. On offrira même [6] aux Norvégiens des soulagements considérables de leurs charges actuelles, outre la liberté du commerce et l’abondance des grains qui s’ensuivraient immédiatement.
Voici un apperçu des forces suédoises. Vingt cinq mille hommes d’anciennes troupes observeront la Norvège. Deux classes de la conscription seront appellées aux armes, ce qui portera cette armée à 40.000 hommes. Deux autres classes de conscrits restent en réserve. L’armée suédoise destinée à agir sur le continent est de 30.000 hommes; avec les troupes, que les alliés mettront à la disposition du Pr. R., il commandera 70.000 hommes: c’est tout ce qu’il faut à un général aussi actif et aussi experimenté, pour faire des opérations décisives.
Vous sentez bien qu’il n’est pas nécessaire de conquérir la Norvège en Norvège même. Peut-être le cabinet de Copenhague changera-t-il de pensées, quand il verra grossir le danger. [7] On ne doit pas trop regretter, que cet épisode dans la guerre universelle distraira momentanément une partie des forces, qui pourraient être employées contre l’ennemi principal. Il ne serait pas prudent de laisser le Danemarc en arrière dans sa position actuelle. On est porté dans ce moment de fermer des espérances exagérées: cependant je ne crois pas qu’on puisse se flatter de voir cette terrible guerre terminée de si tôt. Lorsque la Suède aura obtenue son but, le seul, pour lequel on puisse engager dans une guerre transmarine une nation, qui peut constitutionellement faire valoir ses intérêts, elle sera à même d’agir d’autant plus librement au dehors. N’ayant plus à garder sa frontière, avec les enrôlemens volontaires en Norvège ses forces disponibles pour la guerre d’Allemagne monteront à 50.000 hommes. Le Prince R. est trop pénétré des vues d’une [8] politique libérale, pour ne pas persister jusqu’au bout dans le noble entreprise de contribuer à rendre une tranquillité stable à l’Europe. Ce n’est pas une haine personnelle, qui l’anime contre Napoléon, c’est une opposition de principes. Si l’empereur de France voulait prêter l’oreille à des propositions modérées, s’il voulait renoncer à son système de réunions et de vasselage universel, s’il voulait se renfermer dans les bornes naturelles de l’empire français entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, s’il prouvait à l’Europe, qu’il veut une paix réelle et non pas une trève perpetuelle (?), il faudrait bien accorder à la France la paix et lui laisser les agrandissemens déjà reconnus par les traités de Lunéville et d’Amiens. Ces agrandissemens seraient balancés par ceux de plusieurs puissances et par les changemens de constitution, que la lutte actuelle amenera dans d’autres états.
[9] Le discours de Bonaparte au corps législatif et les notes du Moniteur font évanouir toutes ces espérances. Il est clair, qu’il recuse la médiation de l’Autriche, qui ne peut reposer que par des bases pareilles. Elle se verra donc obligée d’agir par d’autres voyes, et d’après la grande consistance de cette monarchie et ses ressources inépuisables même après tant de revers je ne doute pas, qu’elle n’entre dignement en scène. Le Pr. R. est convaincu, qu’il est nécessaire pour l’équilibre de l’Europe, que l’Autriche reprenne son ancien ascendant, soit en Allemagne soit en Italie. Il souhaite à l’Autriche non seulement des avantages réels mais tout ce qui peut contribuer à la splendeur de la maison impériale. Il serait charmi, m’a-t-il dit, de voir l’Archiduc Charles porter une couronne en Italie. Jamais il ne rencontre le Cte. de Neipperg chez lui ou ailleurs sans engager avec lui des conversations particulières et lui témoigner une confiance marquée. Les qualités [10] personnelles du Comte sont faites pour l’inspirer, mais le Pr. R. attache à ces communications franches des vues ultérieures. Si l’Autriche se décide bientôt de la façon dont a lieu de s’y attendre, si en accédant à la grande alliance elle veut seconder les intérêts de la Suède dans le Nord, il requera (sic) une intimité parfaite entre les deux puissances. La Prusse en a déjà fait autant, elle a été la première se chercher la Suède, Mr. de Jacobi vient de nous quitter pour l’Angleterre, après avoir conclu une alliance défensive entre la Suède et la Prusse, celle-ci par une clause particulière adhérée à tout ce qui à l’égard de la Norvège a été convenu à Abo et confini par le traité dernièrement satifiée à Londres.
Je me félicite de revenir en Allemagne sous de tels auspices. Le Pr. R. y est attendu avec une impatience extrême [11] et son arrivée produira un grand effet moral. On sent bien qu’on a besoin d’une tête comme la sienne pour donner de l’unité et de la consistance à tous les plans. De tous les côtés on s’adresse à lui. Le Pr. Régent d’Angleterre met en lui une confiance illimitée, il nous a particulièrement renvoyés à sa direction, nous autres Hanovriens. La position du Pr. R. de Suède et son ascendant personnel se réunissent pour faire de la Suède la clef de la voûte dans la coalition du Nord.
Mes opinions individuelles, mon cher Gentz, ont peu de droit à votre attention. Mais tout ce que je vous ai mandé ci-dessus, vient de bonne source, et vous pouvez hardiment le communiquer comme tel, où bon vous semblera. Je vous ai développé les véritables intentions du cabinet de Stockholm, lesquelles dirigeront sa coopération dans cette guerre européenne. Soyez sûr, que rien ne changera la résolution prise à cet égard.
Mille amitiés.
[12]