Paris, le 16 Xbre 1835
Monsieur,
Vous recevrez en même temps que cette lettre Le Premier Supplément à ma notice sur des médailles Bactriennes, qui vient de paraître dans le Journal des Savants, et dont j’ai fait tirer à part quelques exemplaires. Si vous prenez la peine de jeter les yeux sur ce petit travail et sur les dessins de médailles qui y sont joints, vous y reconnoitrez plusieurs des médailles de M. Masson, plus fidèlement représentées, et, s’il m’est permis de le dire, mieux interprétées. Vous y retrouverez aussi quelques-unes de vos idées, au sujet des symboles qui sont gravés sur quelques-unes de ces médailles, tels que la massue (et non le poisson). Quant à la chouette de la monnaie de Ménandre, elle se rapporte au type de Minerve, qui appartient à la drachme de ce prince, et non à son origine athénienne, comme vous le supposez; et quant à ces deux cloches, du nͦ. 15 (ou plutot 13 et 14), je présume que vous n’aurez pas fait difficulté d’y reconnaitre avec moi les deux bonnets des Dioscures, avec deux palmes; type déja connu, comme j’en ai fait l’observation, par une monnaie d’Eucratide qu’a publiée M. de Koehler.
Mon travail était déja imprimé; quand j’eus connaissance du III.e Volume du Journal Asiatique de Calcutta, qui venait d’arriver à Paris; de sorte que je n’ai pas pu en profiter, si ce n’est pour déchiffrer le nom d’Antila Kidès [2] que j’avais trouvé illisible, et qui est d’ailleurs d’une forme si nouvelle, que j’aurais eu besoin de l’exemplaire le mieux conservé pour l’admettre avec certitude. Il n’y a pas de difficulté pour Lysias, si singulièrement lu Ausius; par M. Masson, sans être repris par M. Prinsep; et j’ai l’idée que le Pantaléon du premier de ces messieurs, qu’il range dans sa troisième série, au lieu de le mettre à la tête de la première, avec l’Aghatocle que j’ai publié aussi de mon côté, j’ai, dis-je, l’idée que ce Pantaléon n’est autre chose qu’un Agathocle mal lu; car c’est la même fabrique; ce sont les mêmes types; et il n’est guère possible qu’il y ait là deux princes différents. Au reste, le nouveau travail dont je m’occupe, et qui a pour objet la collection du Général Allard, maintenant entre mes mains, va me mettre dans le cas de rectifier et de compléter toute cette numismatique bactrienne et indo-scythique. Il y a là des pièces si neuves et si importantes que ce nouveau travail l’emportera de beaucoup sur les précédents, par le mérite des monuments, bien entendu; et je suis d’accord avec vous, Monsieur, sur un point capital; c’est qu’il n’est plus possible d’admettre pour tant de princes dont les monnaies attestent une époque contemporaine, ou dumoins si rapprochée, un seul royaume, tel que celui dont Bactres (Balkh) aurait été la capitale. Il faut nécessairement supposer que des établissements voisins et indépendants auraient été formés au sud du Caucase, et sur l’Indus. Mais en même temps il faut avouer que le siège principal de cette puissance gréco-bactrienne aurait été dans des contrées où la population indigène se servait d’un alphabet pehlvi, puisque toutes ces médailles ont une double inscription [3] formée de ce caractère. Dans l’état actuel de nos connoissances la plus grande difficulté me parait être de determiner les points géographiques où s’établit la domination grecque, dans ses diverses phases. Je ne tiens pas plus que vous, Monsieur, à la dynastie nysæenne; je regarde aussi l’existence de Nysæ comme très-douteuse, sinon comme tout à fait chimérique; et quant au choix de cette ville mythologique, présumée répondre à la moderne Jelalabad, pour le siège de la dynastie des Hermæos, I, II, et III, je regarde cela comme tout aussi arbitraire, que la classification même de ces trois princes. Mais il ne m’en parait pas moins probable que Balkh, Caboul et Candahar représentent trois sièges principaux d’une puissance grecque, qui s’étendit, à l’époque de Démetrius et de Ménandre, dans le Panjab et au dela; et ce sont ces diverses oscillations de la domination grecque, envisagées sous le double rapport de la chronologie et de la Géographie, qui offrent un problème curieux, mais aussi bien difficile, à résoudre. Une chose qui vous aura frappé, c’est qu’il n’existe pas de médailles d’Azès, ΜΕΓΑΛΟΥ ΑΖΟΥ, dans la collection de M. Masson, formée à Beghram et aux environs de Caboul, non plus que dans les découverts faits par le général Ventura. or, ces médailles abondent dans la collection du général Allard, recueillie principalement dans le Panjab; et non seulement, elles s’y trouvent en grand nombre, mais avec des types différents. Ainsi, j’ai reconnu plus de quinze variétés des monnaies de ce prince, et dans le nombre, j’ai distingué celle dont je vous envoie un calque ci-inclus, et que je publierai dans mon 2ème supplément, comme la plus curieuse à mon avis, de toutes ces [4] médailles. On y voit, d’un coté, Neptune, dans l’attitude consacrée sur les monumens grecs, avec une demi-figure de Fleuve, certainement l’Indus personnifié à la manière des Grecs; au revers, une Femme, vêtue, debout, entre deux tiges de plants auxquelles ses bras semblent attachés; c’est encore l’Inde personnifié; et la légende grecque: ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΒΑΣΙΛΕΩΝ ΜΕΓΑΛΟΥ ΑΖΟΥ s’accorde, avec la légende pehlvi du revers, pour déterminer le règne de ce prince qui dut avoir en sa possession les bouches de l’Indus. c’est la dumoins ce qui me parait résulter de cette belle médaille, et de la série entière des monnaies de ce prince, toutes recueillies dans le Panjab, et dont aucune, à ma connoissance, ne s’est encore rencontrée dans le Caboul.
Je vous demande pardon, Monsieur, de tous ces détails par lesquels j’ai sans doute abusé de votre patience. Je devrais m’excuser aussi auprès de vous pour la liberté que j’ai prise de contredire quelques-unes de vos opinions. mais c’est un privilège des hommes éminents, tels que vous, de provoquer la critique, précisément, parce qu’ils commandent l’attention. Vous aurez pu voir pourtant, par une note que j’ai ajoutée, p. 29-30, avec quel empressement je profitais de vos observation; et c’est ce dont vous pourrez encore mieux vous convaincre par mon deuxième supplément, où je ferai plus d’usage de vos idées, qui rentrent tout à fait dans les miennes. quant à Ctésias et à Hérodote, sur le mérite desquels nous ne nous trouvons pas d’accord, ce n’est pas là une grande merveille, la chose se passe ainsi depuis déja bien des siècles; il faut prendre son parti de ces dissentiments; et, comme vous le dites très-bien, Monsieur, et comme je le pense aussi, s’attacher surtout aux monumens. c’est ce que je vais faire encore, en ma qualité d’antiquaire, en publiant la [5] figure de Roi Assyrien sculptée sur les roches de Berythe, d’après un platre que j’en trouve à Londres chez Lord Prudhoe, et dont j’ai fait exécuter une empreinte, qui est maintenant dans notre cabinet des Antiques. tous les caractères de cette sculpture me paraissent être babyloniens. le système de l’écriture cunéiforme est le même que celui des briques de Babylone, et non celui de ce Persépolis; cela posé, ce devrait être un roi assyrien, probablement Nebuchadnesar, plutôt que Cambyse ou tout autre des successeurs de Cyrus. Quoiqu’il en soit, je publierai aussi à cette occasion, un assez grand nombre de Cylindres babyloniens inédits, qui offrent, avec des monumens grecs de l’Asie, et avec des monumens étrusques récemment acquis à la science, des analogies frappantes, et qui permettent ainsi d’établir entre la civilisation Hellénique et celle de l’Asie centrale, des rapports aussi neufs que positifs. la tache à laquelle je me dévoue, suivant la faible mesure de mes facultés et de mes connaissances, c’est de mettre en relation la Grecq[ue] qui est mon domaine, avec Tyr et Babylone; d’aut[...] hommes, à la tête desquels vous êtes placé, monsieur, con[ti]nueront ces rapports jusqu’à Bénarès, et feront couler à pleins bons le gange et l’indus dans l’ancien monde, comme on se plaignait à Rome, des temps de Juvénal que l’oronte coulât dans le tibre.
Agréez, Monsieur, avec mes excuses pour cette longue lettre, l’hommage de ma haute estime et de ma considération respectueuse
Raoul-Rochette
[6] À Monsieur,
Monsieur A. W. de Schlegel,
Professeur à l’Université de Bonn
Prusse Rhénane