Monsieur,
Jʼai un peu tardé à répondre à votre lettre si bien-veillante de janvier, parce que jʼattendais toujours que jʼeusse trouvé le mémoire de M. de Sacy sur les Mille et une nuits. Jʼai la certitude quʼil lʼa fait tirer à part; mais, quelques recherches que jʼaie faites jusquʼici, je nʼai pu en trouver un exemplaire. M. de Sacy nʼa fait imprimer cet opuscule que pour ses amis; si jʼavais lʼhonneur dʼêtre de ce nombre, ou jʼaurais reçu le mémoire, ou je pourrais le lui demander. Mais, sans avoir jamais recherché le moins du monde à avoir avec M. de Sacy des rapports quels quʼils fussent, jʼen ai été trop maltraité pour songer à lui adresser la plus petite demande. Toutefois ne renoncez pas à lʼacquisition de ce mémoire. Je viens à lʼinstant dʼapprendre quʼil a paru dans un recueil du dimanche nommé Revue de Paris; je mʼen procurerai le numéro où se trouve cette dissertation certainement anti-indienne. Je regrette bien de ne pas connaître celle dont vous êtes lʼauteur. Le volume qui la contient a été enlevé à la Société [asiatique], à laquelle vous avez bien voulu lʼadresser, par une personne que je ne connais pas et qui ne lʼa pas encore rendu.
Je vous remercie beaucoup, Monsieur, des observations que vous avez eu la bonté de mʼadresser sur le court spécimen de mon Commentaire que jʼai pris la liberté de vous soumettre. Je mʼy conformerai dans lʼimpression définitive de ce travail lourd et minutieux. Il faut toute votre indulgence pour, tout ce qui se rattache à des objets scientifiques pour avoir passé par-dessus la forme pénible dont il mʼest impossible de dégager cet ouvrage. Je suivrai surtout votre conseil relativement au gothique. Jʼai appris que cʼétait à Grimm, et seulement à cet auteur, quʼil fallait sʼadresser pour avoir des connaissances exactes en ces matières. Mais jʼai eu jusquʼici ce livre admirable trop peu de temps entre les mains. Jʼen attends incessamment un exemplaire [2] que jʼai demandé ily a plusieurs mois.
Je désirerais bien pouvoir vous expliquer, dʼune manière satisfaisante, les retards qui ont reculé lʼimpression de votre Mémoire sur les monnaies bactriennes. Je crois pouvoir affirmer quʼil nʼy a aucune mauvaise volonté de la part des membres composant la commission du Journal asiatique. Je nʼen fais pas partie; mais, à part M. Chézy, qui nʼy vient jamais, MM. A. Rémusat, Saint-Martin, Klaproth, Hase ne peuvent, je crois, être accusés de la moindre indifférence à lʼégard de vos savantes productions. La vraie et unique cause, ce sont les retards quʼéprouve lʼimpression du Journal à lʼimprimerie, soit de M. Dondey, soit du gouvernement. Peut-être les matières ne sont-elles pas distribuées suivant leur genre dʼintérêt, et je crois quʼon pourrait, dans certains cas, se départir des règles strictes quʼon sʼest faites pour le tour de rôle. Toutefois, ces considérations, quʼune lettre de vous à M. Saint-Martin pourrait mieux que moi faire valoir, me paraissent de nature à vous réconcilier un peu avec son si pauvre journal, où la partie sanscrite est si nulle. En ce point, je ne me charge pas de le défendre, parce que jʼai lʼintime conviction de sa faiblesse extrême. Mais vous en savez aussi bien que moi la cause: cʼest que le sanscrit, qui joue maintenant un certain rôle en Allemagne, nʼest nullement représenté en France. Je dis nullement, car le seul homme qui le sache passablement nʼa ni la capacité, ni le courage nécessaire pour faire valoir ses connaissances. Quant à quelques jeunes gens, qui ont plutôt des intentions de savoir que du savoir [3] proprement dit, dʼabord ils sont en fort petit nombre, il nʼy en a en tout que trois ou quatre seulement à Paris, et, de plus, ces études sont si infructueuses en France, elles sont si complètement inutiles pour se faire une carrière quʼon ne sʼy livre que quand on a pourvu par dʼautres moyens à son existence. Nous tous, tant que nous sommes, qui étudions le sanscrit, nous avons un état fort différent qui nous fait vivre, et cʼest pendant les moments que nous dérobons à cet état que nous nous occupons de cette belle étude de lʼInde, qui, cultivée seule, nous mènerait directement à lʼhôpital. Quelle différence de ces études tronquées, interrompues, solitaires (car le sanscrit nʼest pas enseigné en France), avec ces travaux consciencieux, suivis, perpétuels, quʼentreprennent des jeunes gens sous la direction dʼun maître tel que vous! Mais je cesse ce bavardage élégiaque; vous connaissez de reste les défauts de notre existence sociale.
Je nʼavais pas jusquʼici, Monsieur, fait dʼarticle sur votre beau Ramâyan, parce que je nʼai pas à ma disposition lʼédition indienne. Mais, puisque vous me permettez de parler dʼun si grand travail, quoique je sois si peu digne de le faire, je pourrais toujours faire connaître la marche de votre travail dʼaprès lʼexcellente préface qui le précède. Ce sera toujours une annonce, qui nʼaura de mérite que ce pour quoi vous y a urez contribué.
Veuillez cependant, Monsieur, agréer lʼassurance du profond respect avec lequel jʼai lʼhonneur dʼêtre
Votre très humble et. très obéissant serviteur,
Eugène Burnouf.
P. S. – Seriez-vous assez bon pour vouloir bien me rappeler au souvenir amical de M. Lassen?
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