Depuis deux mois une préoccupation d’un genre plus triste m’a détourné d’écrire des lettres et absorbé toutes mes pensées. Vous avez appris par les journaux que Madame de Staël a été malade: sa maladie fut très grave et de nature à donner à ses amis les plus vives inquiétudes. Enfin elle est sortie depuis quelques semaines de cet affreux état, elle est vraiment en convalescence, mais ses progrès sont extrêmement lents, et il faudra bien encore six semaines pour la mettre en état de faire le voyage de Suisse. Son mal fut causé par un engorgement du foie, lequel produisit des symptômes effrayans d’une disposition à l’hydropisie. Le mal principal a disparu ainsi que les symptômes accessoires, mais il en reste une extrême foiblesse, surtout dans les pieds et les mains, de sorte qu’elle ne peut ni marcher ni écrire. La prolongation de cet état la décourage et la rend incrédule sur son entière guérison, dont je ne doute cependant nullement. Mais il faut beaucoup de soins et de ménagemens. Probablement elle cherchera l’hyver prochain de nouveau le climat de l’Italie.
Madame de Broglie a eu des couches très heureuses, les six semaines sont expirées sans l’ombre d’un accident. Elle trouvoit seulement cruel d’être séparée de sa mère malade, dont on lui cacha le véritable état le mieux qu’on put. Aussi-tôt que cela fut possible, elle se transporta dans la maison de sa mère pour ne plus la quitter un instant. Madame de Broglie a une fille qui me paroît déjà charmante à moi, et qui paroîtra telle à tout le monde en quelques ans d’ici.
J’espère que vous me pardonnerez mon long silence en faveur des nouvelles que je vous donne. Je n’ai pas voulu écrire aussi longtemps que je conservois des doutes sur le rétablissement complet de Madame de Staël.
Si vous pouviez faire cas des promesses d’un homme qui a été trouvé plus mensonger que les Parthes, je dirois que je compte vous envoyer mon article en quinze jours. Le fait est que j’ai eu si bonne volonté que dès mon arrivée ici j’ai relu tout Procope et Jornandes dans ce but là. Je voudrois vous fournir quelque chose qui fût en même temps solide comme recherche et agréable à lire.
J’espère que votre journal se maintient toujours au même point de vogue et de succès. Je suis charmé d’être traduit en italien, pourvu que la traduction soit bien faite. Je désirerois savoir si le traducteur a suivi le texte allemand de mon Cours de littérature dramatique, ou s’il s’est prévalu de la traduction française. La traduction anglaise est faite à merveille et paroît avoir eu beaucoup de succès. Vous pourriez bien à cette occasion faire parler un peu de moi dans votre Bibl. It. Monti me l’a promis depuis un siècle, mais ses promesses valent encore moins que les miennes.
L’étude dont je vous parlois et qui m’a absorbé pendant tout cet hyver est celle de la langue indienne. C’est l’algèbre des langues, mais la beauté du système dédommage de la difficulté qu’on trouve d’y entrer. Et puis l’on peut bien appliquer à cette poésie ces vers:
Avia Pieridum peragro lova, nullius ante
Trita ecc.
Je vous prie de me rappeler au souvenir de nos amis de Milan et de leur dire bien des choses de ma part. Recevez, mon cher Acerbi, les assurances de ma haute estime et de mon sincère attachement.
Paris, 17 avril 1817, Rue Royale, n° 6.
Tout à vous
A. W. de Schlegel.