Monsieur,
Je viens de recevoir votre obligeante lettre du 3 Janvier. C’est à moi à Vous faire des remercimens, puisque Vous me comblez de dons auxquels les miens ne sauraient être comparés. Votre Vendidad dont j’ai reçu la seconde livraison, est magnifique, c’est un monument. Vous avez entrepris là une tâche bien difficile, mais infiniment intéressante pour l’histoire des anciennes religions. Nous saurons donc enfin ce qui en est de Zoroastre. Je Vous avoue que jusqu’ici j’ai été fort sceptique, non pas que j’eusse voulu nier l’authenticité du fond, mais j’ai soupçonné que ces livres avaient été refaits dans l’Inde d’après des fragments et des souvenirs plus ou moins incomplets par des parses qui avaient une teinture de la metaphysique indienne. C’est seulement pour Vous prouver mon attention que je ferai quelques observations. Selon moi le mot δεὸς, malgré une ressemblance superficielle, n’a rien de commun avec deus. Ce mot vient incontestablement de τίδημι, dont les lettres radicales sont ΘΕ. Il en est dérivé de même δέμις, la loi. Θεὸς signifie donc l’ordonnatuer de l’univers. Cette [2] étymologie est déjà donnée par Hérodote, Lib. II, cap. 52. − Platon dans son Cratyle en suggère une autre, mais c’est par plaisanterie. Voyez ce que j’ai dit là dessus en général dans mon traité de studio étymologico, Vol. Ier de ma Bibl. Ind. Θέω, curro; il applique cela aux astres qui sont dans un mouvement continuel. Deus est un mot abrégé, plus fortement encore dans le pluriel Dê. Il faut en ramener la forme primitive à dîvus. Il se peut cependant que la voyelle ait été brève comme elle l’est dans interdĭu. Comparez sub dio ou sub divo, dies, diespiter. Ce dernier mot signifie certainement, non pas le père du jour, mais le pere du ciel. Jupiter semble avoir perdu la consonne initiale: Diu-piter. Enfin toute cette famille de mot se rapporte au sanscrit div. Dans le Grec le mot correspondant est διὸς, originairement ΔΙΓ–ΟΣ. C’est le ciel personnifié. Le nominatif Ζεὺς a été altéré; on sait que c’était primitivement Δεὺ–ς, où l’on reconnaît encore la même racine. Devant la terminsaison du nominatif le digamme a dû se transformer en voyelle, comme cela arrive aussi dans le sanscrit.
J’ai beaucoup de peine à croire que le nom germanique de la Divinité ait été transporté tout fait du Persan dans notre langue. Dans Ulfilas c’est guths. La finale est la terminaison du nominatif, il reste donc guth, mais dans les cas obliques la lettre aspirée s’émollit et devient un d; alors [3] le mot devient identique avec le bon. Toutefois la différence des deux mots est fortement marquée non seulement dans l’Allemand moderne, mais déjà dans le langage des Francs. Je ne me rappelle pas si Grimm, dont l’autorité est à peu près souveraine pour moi, les rapporte à une origine commune.
En général, si Vous voulez comparez des mots Sanscrits ou Zends avec la famille Teutonique, prenez toujours le Gothique. Grimm nous a enseigné d’en reconstruire les formes, lorsque les mots ne se trouvent pas dans nos fragmens.
Je suis charmé d’apprendre que Vous êtes content de notre Hitôpadêsá. Les notes critiques de Mr Lassen sont vraiment excellentes; elles sont toutes faites, j’attends seulement une fonte des petits caractères de Berlin pour procéder à l’impression.
Je reçois très-tard et très irrégulierement le Journal Asiatique - j’ignore donc s’il y a été question de mon Ramayana. Je dois le désirer vivement, afin que le public apprenne au moins l’existence de l’ouvrage. Personne ne pourrait mieux que Vous rendre compte de nos publications, et Vous m’obligeriez infiniment, si Vous vouliez Vous en charger.
Dans l’école d’Allemagne il y a scission. Je ne saurais approuver en tout point la méthode grammaticale de Mr Bopp, ses innovations, [4] ses hypothèses, et beaucoup moins encore son horrible dechirement des mots. Il faudra bien que j’en vienne à une déclaration publique sur tout cela. M. Bopp, dans la préface de sa grammaire redigée en Allemand, avance que l’on ne peut plus rien apprendre des Grammairiens indiens. Moi, au contraire je ne rêve que Pâńini, et je pense qu’au point où nous sommes, rien ne saurait être plus utile que de ramener à l’étude de ces anciens oracles et d’en donner la clé. J’ai prouvé à M. Bopp, qu’il eût pu rectifier et completter ses règles par quelques aphorismes de Pâńini. Mais j’ai eu la malice de les transcrire sans aucune explication et sans indication de la page, de sorte qu’il n’aura pas su déchiffrer ces énigmes. Enfin il est très-piqué contre moi.
Je suis parfaitement d’accord sur les épisodes du Mahâ-Bhârata. Cela ne donne aucun éclaircissement sur la marche du poème. Il serait précieux d’avoir seulement le premier livre en entier, dont l’introduction, si mal imprimée par Franck, est sublime. Le Nalus était une trouvaille. Mr Bopp en annonce une nouvelle édition. Le manque de critique et de correction, les fausses interprétations pouvaient être excusées, il y a douze ans: aujourd’hui il en est autrement. J’ai eu la bonhommie de communiquer à Mr Bopp une foule d’émendations dans la premiere partie.
Cette école jette un pauvre coton. J’excepte toujours Mr Rosen. Un lambeau d’un Pourâna [5] publié par un M. Stenzler aura été présenté à la Société Asiat. Le choix est malheureux, l’exécution est faite sans critique et avec une précipitation extrème. À ma grande mortification je dois avouer que ce jeune homme, d’abord écolier de Mr Bopp, a suivi aussi mes cours de Sansrit; mais il parait qu’à Berlin il a été Boppisé derechef. Il est probablement en ce moment à Paris. S’il a le bonheur d’être introduit à Votre connaissance tachez donc de le ramener dans la bonne voye.
Tout cela devrait être discuté dans le Journal Asiatique, et qui serait plus à même que vous de donner le ton? La partie sanscrite a toujours en besoin d’y être renforcée. J’offrirais bien volontiers des articles, mais je n’ai pas été fort encouragé. Mon mémoire sur les médailles Bactriennes a éprouvé d’étranges retards.
Voici encore une petition que j’ai à Vous faire. Les journaux ont rapporté que Mr Silvestre de Sacy dans une séance de l’Academie avait revendiqué l’invention des Mille et une nuits pour les Arabes, par des argumens décisifs et victorieux. Si ce mémoire est imprimé à part, et ne consiste qu’en quelques feuilles Vous m’obligeriez en me l’envoyant sous bandes. Ayant avancé tout le contraire dans un essai historique inséré dans le Calendrier Royal de Berlin pour 1829 (lequel doit avoir été présenté [6] en mon nom à la Soc. Asiatique) je serais curieux de connaitre ces argumens. Il y a déjà plusieurs années que j’ai commencé un travail de quelque étendue sur les Mille et une nuits, et je pense pouvoir dire avec certitude: tel conte est indien, tel autre persan, tel autre arabe. Tout ce qui fait le charme du livre est d’invention Indienne.
Voici deux distiques sanscrits que je Vous prie de faire passer par la petite poste aux Indianistes de Paris, sans leur faire savoir d’où cela vient. Peut-être ne serait-ce pas mal de renvoyer ces traits légers à M. Bopp de la même manière - cela pourrait lui faire impression et l’engager à rentrer dans les limites constitutionnelles.
Si Vous avez des commissions à faire en Allemagne, je m’en chargerai bien volontiers. J’espère dans le cours de cette année pouvoir venir au moins pour quelques semaines à Paris et avoir le plaisir de causer avec Vous. Soyez assuré, Monsieur, que je prends un vif intérêt au succès de vos entreprises savantes, et veuillez agréer l’assurance de la considération très-distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être
Monsieur
V. tr. h. & tr. obt serviteur
AW de Schlegel
[7] Mr Lassen Vous fait dire mille choses. Il Vous écrira prochainement tout au long.
L’innovateur.
dans la langue sanscrite.
vyākaraṇavidhiṃ bappaḥ kupāṭhebhyo vidūṣayan /
ācāryyān pṛṣṭhataḥ kṛtvā varttate saṃskṛtoktiṣu //
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saṃdhiṃ vidārya mlecchatvaṃ kurute romaharṣaṇam /
śrīmahābhārate bappas tat piśācaḥ paṭhet sukham //
[8] [leer]