J’ai reçu votre envoi, et je vous en suis infiniment réconnaissant. Me voilà au grand complet: cela est magnifique. J’ai d’abord envoyé le tout au relieur pour assurer à tous ces cahiers éparpillés une existence compacte et bibliothèco-constitutionelle. Maintenant je parcours ces volumes, et je lis ou relis vos articles. Je voudrais pouvoir vous offrir quelque chose en échange. Avez vous lu mon mémoire sur les relations de l’Inde avec l’occident depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours? Il est distribué dans le calendrier royal de Berlin pour 29 et 31. Je pourrais vous les envoyer. Quelques exemplaires du Hitôpadêśa sont aussi à vôtre service pour les prêter à vos élèves.
Votre article dans le 9e volume m’a ramené un instant à une ancienne étude favorite, et j’ai griffonné quelques notes. En voici encore une qui pourra peut-être vous intéresser. Je me réfère à l’observation de Windischmann sur la fusion des deux racines dā et dhā dans le Zend, et à la mienne sur le même phènomène dans le latin. Grimm a dit comme une simple conjecture que le pretérit des verbes faibles dans le gothique pourrait bien être formé par l’ag[2]glutination d’un verbe auxiliaire. Je ne puis pas consentir à ce qu’on généralise cette théorie comme Bopp l’a fait: c’est substituer un mécanisme grossier aux développemens organiques les plus déliés. Mais ici l’agglutination me semble manifeste. Le singulier de l’indicatif est tronqué; mais le pluriel, et les deux trois nombres du conjonctif sont complets et présentent regulièrement les terminaisons du prétérit des verbes forts: dêd-um etc. Le thème est donc dêd-; les prétérits formés par la réduplication sont de deux syllabes; mais nous avons un exemple d’un prétérit monosyllabique dans stôth. C’est comme stet-i, ded-i. Dès-lors dêdum au lieu de d’aidum ne donne pas lieu à une objection: ce n’est pas la voyelle de l’augment, mais la voyelle radicale altérée, der Ablaut. Or puisque da = t, ce n’est pas à dā qu’il faut ramener ce dêdum, mais à dhā, car dha = d. Nous trouvons encore dêds, dêdya, action, acteur. Ainsi donc même verbe qui dans le Sanscrit et le grec signifie ponere, qui dans le Zend et le Latin se confond avec donner, a pris dans le Gothique le sens d’agir. Je crains bien que vous n’aurez pas été satisfait de ce que j’ai dit dans mon mémoire sur l’origine des Hindous de l’ancien Persan. Mais n’oubliez pas, que j’ai rédigé [3] cet écrit à Paris il y a trois ans, lorsque votre commentaire n’avait pas encore paru. D’ailleurs ma revue des langues ne pouvait être que très-rapide. On a oublié de tirer à part quelques exemplaires que j’avais demandés, autrement je vous aurais déjà envoyé ce mémoire M. Letronne doit avoir le volume où il se trouve. Je désirerais fort que vous voulussiez en dire quelques mots dans le Journ. As. Vous pourriez même rectifier ce paragraphe. D’accord en général, nous différons sur un seul point: sur l’origine des Soudras du Nord. Les Pracrits et les langues modernes du nord de l’Inde parlent en faveur de mon opinion, puisque tous ces dialectes ne sont que du Sanscrit défiguré. D’ailleurs pourquoi dans Manou ces défenses si rigoureuses aux Soudras de lire les Védas? Si leur langue maternelle était différente, ils se trouvaient dans l’impossibilité de le faire. Dans l’introduction du Rámây. les Soudras sont admis à entendre réciter ce poème. Cela présuppose la faculté de comprendre du Sanscrit pur. Là-dessus les missionnaires se sont recriés: Quelle horreur! On leur interdit de le lire eux-mêmes! – Eh mes chers amis, vous oubliez donc que la plupart des journaliers anglais ne savent pas lire? – Voyez ce qui se passe en Europe. Depuis cinq siècles les [4] chevaliers teutoniques ont subjugué la Courlande et la Livonie, les villes se sont peuplées de colons allemands, et les Soudras du pays, les paysans serfs, parlent encore leur langue, et les gentils-hommes ont été forcés de l’apprendre.
Je voudrais bien trouver un peu de loisir pour donner quelques articles au Journal As. – Il est vrai qu’il y a beaucoup d’Arabe, beaucoup de Chinois, peu de Sanscrit; et celui qui s’y trouve n’est pas toujours de la meilleure qualité. On pourrait, je crois, empoisonner Klaproth avec le Sanscrit de Pauthier, et vice versa.
Bohlen a été un peu ébourifé de mes critiques. Le prix de philologie sanscrite, que voici, ne lui plaira pas non plus.
Adieu, Monsieur. Je vole volontiers du temps à mes travaux pour notre correspondance. Nous ne serons jamais entre nous comme chien et chat, comme c’est l’usage des savants là-bas. Veuillez agréer l’assurance de mes sentimens les plus empressés.
Tout à vous.
A W de Schl.
Bonn 12 Nov. 34