Jʼai mille pardons à vous demander, Monsieur, pour avoir pu différer si longtems de répondre à lʼaimable lettre, que vous avez eu la bonté de mʼécrire à Vienne. Mais vous savez ce que cʼest que les distractions dʼune capitale, surtout quand on nʼy passe que peu de mois; en outre jʼy ai eu des occupations et jʼai plus travaillé au milieu du tourbillon, que je ne fais souvent ici dans notre retraite champêtre.
Voyez comme souvent les choses réussissent malgré lʼattente contraire. Vous nous aviez découragé sur le voyage de Vienne: vous nous aviez fait craindre la roideur de la cour, la morgue des grands, le ton bourgeois des petits, le manque de mouvement littéraire, les entraves de la pensée et lʼengourdissement universel. Eh bien, Mad. de Staël sʼest si bien trouvée de son séjour à Vienne, elle y a tellement fait des connaissances intéressantes, quʼen partant elle pensait à y revenir lʼhyver prochain, pourvu que les circonstances favorisassent ce projet. Je nʼai pas besoin de vous dire, quel accueil elle y a trouvé: partout en Allemagne on admire ses ouvrages, et lʼon est empressé autour de sa personne, mais cʼétait peut-être encore plus marqué à Vienne quʼà Berlin. Elle sʼétait arrangée, quoique étroitement logée, de façon à pouvoir recevoir du monde chez elle, elle donnait à dîner et à souper une fois par semaine, mais cʼétait surtout à ses soirées quʼon voyait la réunion la plus brillante de tous les grands seigneurs et des grandes dames, tant du pays quʼétrangers, des gens dʼesprit, enfin tout ce quʼil y avait de distingué et de marquant. Ces élémens hétérogènes, animés par sa conversation enjouée, formaient une société agréable, et même on sʼapercevait très bien de lʼinfluence de notre admirable amie sur lʼesprit de cette société en général. Ensuite elle sʼest amusée à jouer la comédie aux théatres de Zamoiski et de Liechtenstein – enfin lʼhyver sʼest passé comme cela sans faire sentir le poids de lʼennui.
Quant à moi, jʼai lieu dʼêtre content de Vienne plus que dʼaucune autre ville dʼAllemagne. Jʼai obtenu par lʼintercession de quelques hauteurs éclairés la permission de donner un cours, marque extraordinaire de la confiance du gouvernement. Jʼai eu plus de 250 auditeurs, presque toute la haute noblesse, des hommes de la cour, des ministres dʼétat, des généraux, dix-huit princesses, et beaucoup de femmes belles et spirituelles. Mais ce qui vaut mieux que cela, cʼest que jʼavais un public très assidu, très attentif, et capable dʼêtre vivement saisi par des traits dʼéloquence ou des idées poétiques. Quoiquʼen ayent dit quelques journaux, mes dernières leçons ont été aussi fréquentées et plus vivement applaudies que les premières. Mon sujet était lʼart dramatique et lʼhistoire du théatre chez les différens peuples. En quinze heures je nʼen ai pu donner quʼune esquisse raisonnée, que je pourrai développer davantage dans la suite. Je pense actuellement à faire imprimer mon cours, si vous veniez à Coppet, je me ferais plaisir de vous en lire quelques morceaux.
Mais je ne fais que vous entretenir de nous, je voudrais savoir de vos nouvelles. Venez nous voir, si vous ne voulez pas, que nous mettions sur le compte dʼun aimant qui ne se trouve plus ici, votre visite de lʼautomne passé. Vous avez été à Paris, à ce que je crois, moi jʼai parcouru après Vienne une grande partie de lʼAllemagne, nous causerons et nous échangerons nos observations. Je pourrai aussi vous communiquer des nouvelles littéraires dʼAllemagne, entre autres de nouveaux morceaux de Goethe, si vous ne connaissez pas encore lʼédition complète des ses œuvres qui vient de paraître. Mon frère vient de publier un ouvrage très remarquable sur la littérature samscritane. Enfin jʼespère bien que nous pourrons vous fournir ici une provision dʼobjet pour vos reflexions solitaires. Cet intérêt désinteressé que vous prenez à la pensée anime à vous la communiquer, il est bien rare quʼil se maintienne dans cette vivacité, sans un but extérieur et au milieu dʼune sphère qui nʼest pas fort propre à lʼalimenter.
Pardonnez mon griffonage françois, et songez que dans ce moment ci je nʼécris pas pour la malveillance dʼun critique françois. Agréez, Monsieur, lʼassurance de la considération distinguée que jʼai pour vous, et malgré ma negligence comme correspondant, conservez moi une petite place dans votre souvenir.
A. W. Schlegel
ce 2 Sept:
Excusez que je ne réponds pas au sujet de vos pensées ingénieuses sur la nature du langage et de la musique. Jʼaime à réserver ces choses là pour la discussion à vive voix, dans les lettres je me borne aux faits. Donnez mʼen, si vous en avez sur la littérature espagnole, tout mon zèle pour elle sʼest reveillé, jʼaime à lire les traits héroiques de leurs guerres avec les maures, ces ennemis éternels de la chretienté.