Chère amie, depuis avant-hier les affaires ont changé de face. On nous a apporté la nouvelle officielle d’un armistice conclu le 5 juin pour 6 semaines; en cas de rupture on doit le dénoncer 5 jours d’avance. Pozzo di B. est parti du Q[uartier] G[énéral] le 31 mai, mais je crois bien qu’il en prévoyoit déjà la nécessité. Après les combats du 19 jusqu’au 22, Bonap[arte] en avoit proposé un qu’on avait refusé, ensuite les alliés ont été dans le cas de le demander eux-mêmes – je n’ai pas pu approfondir encore si la nécessité étoit militaire ou politique en même temps – c’est-à-dire si l’Autriche exigeoit absolument qu’on acceptât sa médiation. Pozzo dit que depuis 13 jours on n’avoit rien eu de Vienne sur la coopération si souvent promise. Stadion étoit toujours dans le quartier des alliés, Bubna dans celui de Bonap[arte]. Il paroît que la retraite des alliés étoit calculée sur l’espérance de voir les Autrichiens déboucher, car ils ont toujours longé les frontières de la Bohême. Autrement il auroit été plus naturel de se retirer des frontières de la Lusace sur la Marche et de réunir à soi les corps de Bülow et ceux du bas-Elbe.
Enfin on n’a pas voulu risquer ses dernières ressources dans une troisième bataille, que les manœuvres de l’ennemi avoient pourtant rendue nécessaire, pour empêcher ses progrès du côté de la Pologne. Nous n’avons pas encore les articles de la trêve in-extenso. Pozzo soutient qu’il n’y aura point de conférences personnelles entre les deux Empereurs, que l’inimitié est trop grande. Cependant la présence des souverains, qui ne sont pas capitaines, dans les camps est toujours funeste. En effet, si l’on met de la fermeté dans les négociations et de l’énergie dans les mesures pour la reprise des hostilités, il y a encore de grands moyens. Pozzo assure que l’armée russe, dans l’espace de six semaines, doit être renforcée de 80.000 hommes.
Les corps du Pr[ince] Lobanoff et du Cte Tolstoï sont en Pologne. Les volontaires et milices prussiennes continuent d’affluer de tous les côtés; on compte que ces renforts monteront à 40.000 hommes. Une des choses les plus essentielles seroi(en)t que les alliés prissent des mesures pour mettre sous les ordres du Pr[ince] R[oyal] une armée qui le mette en état d’agir décisivement dans le Nord de l’Allemagne. On ne néglige rien de notre côté. Des vaisseaux de transport anglois ont été envoyés à Pillau pour embarquer la légion allemande qu’on évalue à 4000 hommes. On forme en bataillons réguliers les jeunes gens des gardes bourgeoises d’Hambourg et de Lubeck qui ont émigré en foule. Ce que je souhaite surtout si la guerre recommence, c’est de voir beaucoup d’Allemands rangés sous les drapeaux du Pr[ince] R[oyal], nous ne pouvons pas avoir de meilleur chef pour reconquérir notre patrie. Les comtes de Wallmoden et Woronzoff se sont mis, d’après leurs instructions, sous ses ordres. Le roi de Prusse a annoncé qu’il feroit la même chose à l’égard du corps de Bülow. Enfin, j’espère, si une paix funeste ne se fait pas dans ces six semaines, que le Pr[ince] R]oyal] sera mis en état d’agir comme il le désire. Les levées volontaires dans la petite partie du Hanovre, qui a été occupée pendant quelque temps ou qui l’est encore, sont très fortes. Les ducs de Mecklembourg se sont mis sous la protection du Pr[ince] R[oyal] et font des efforts honorables. C’est une calamité qu’Hambourg n’ait pas pu tenir 12 jours de plus – alors cette ville seroit comprise dans l’armistice. Ce sont les Danois qui nous ont valu cela – ils ont bien justifié mon aversion pour leur politique – Quel exploit, non pas de guerrier mais de huissier, que de livrer ces pauvres villes anséatiques (sic) au joug français! Ils chassent maintenant les réfugiés hambourgeois de Holstein. Les députés de Hambourg n’ont rien pu savoir de sûr ni de détaillé sur ce qui se passe dans l’intérieur de la ville. Il paroît pourtant que Davoust n’a pas encore commis des actes de violence, c’est probablement une ruse pour faire revenir les émigrés. J’espère que tous ceux qui s’étoient compromis d’une manière marquante auront eu le temps de se sauver. On m’a assuré que Perthes, le libraire, s’étoit d’abord réfugié auprès du Pr[ince] d’Augustembourg, son ami personnel. On a ordonné à Hambourg de livrer toutes les brochures, caricatures et anti-esclaves, qui ont paru dans l’intervalle. Mon Système doit en être, puisqu’il y a été réimprimé. Ils pourront s’amuser à le lire, je souhaite que cela les édifie.
La prise d’Hambourg a un funeste effet sur les affaires d’argent.
Le cours sur l’Angleterre est tellement tombé qu’une livre sterling se vend à Berlin 3 1/3 écus de Prusse, à peu près 13 francs.
La lettre de crédit sur Hambourg que vous avez eu la bonté de me donner est ainsi devenue nulle. Je ne pourrois pas tirer un sou là-dessus si je voulois. Mais je m’étois bien promis de n’en faire usage que dans un cas de besoin extrême et jusqu’ici je suis encore fortement pourvu d’argent que j'économise au possible.
Chère amie, je vous ai raconté la situation des choses, je n’ai pas voulu faire des jérémiades, mais au fond je suis bien abattu et je n’ai guère plus d’espérance. Je crains que les tergiversations de l’Autriche n’ayent perdu de nouveau l’Europe, elle-même y comprise. Je ne puis pas croire qu’elle ait voulu duper exprès les alliés, car pour quel but? Tout cela provient de faiblesse de caractère, on n’a pas le courage de prendre un parti décisif dans le moment favorable et l’on se forge des prétextes à soi et aux autres. L’Autriche a eu celui de ses armemens. Mais trente mille hommes, les premiers venus, hardiment jetés en avant, encore à la fin de mars, auroient écrasé ce qui restoit des forces françaises en Allemagne et entraîné forcément la Confédération Rhénane dans la Grande Alliance. On auroit alors eu le tems d’exploiter les ressources du patriotisme. On l’a provoqué trop tôt sans le secourir efficacement, et l’on n’a causé que des malheurs affreux. Il est certain qu’il y a eu une chaîne non interrompue de soulèvemens depuis le Grand Duché de Berg jusqu’à Lunebourg et le long des côtes. A présent que le sort des armes s’est de nouveau déclaré pour Bonaparte, l’Autriche sera-t-elle plus ferme que lorsque sa puissance sembloit être à bas? J’ai de la peine à le croire.
Enfin c’est une complication de faiblesses et de fautes de tous les côtés. Je vous ai déjà parlé du traité de Breslau, qui a fortement mécontenté l’Angleterre et la Suède. On a despotiquement disposé de l’Allemagne avant de l’avoir conquise. On a trahi des projets de conquête, tandis que tout le monde devoit être trop heureux de rentrer dans ses anciens états. Tout cela est l’ouvrage de M. de Stein qui vouloit transformer le Nord de l’Allemagne jusqu’au Mein en une seule monarchie. Figurez-vous qu’il a déclaré au Duc de Brunswic qu’il falloit qu’il renonçât à sa souveraineté! Pour l’Electeur de Hesse, il doit l’avoir traité absolument comme un chien. Et cela dans un moment où il falloit se faire des amis de tout le monde pour les attirer à son parti quels qu’ils fussent.
Depuis huit jours nos trois rois mages sont de retour – au lieu d’un enfant gracieux ils n’ont trouvé qu’un vilain magot récalcitrant et repoussant toutes leurs offrandes. Ils ont jeté des cartes de visite à la poste du Danemark sans descendre de voiture – la voiture étoit le vaisseau de guerre de l’amiral Hope, la Défiance; certainement la Malice étoit de l’autre côté.
Voilà donc l’ami Tettenborn que Gernichef appeloit le roi d’Hambourg détrôné. Il ne faut pas blâmer des rois détrônés et je m’en garderai bien – cependant tout le monde lui jette des pierres. On prétend qu’Hambourg était devenu la Capoue de ce nouvel Hannibal. On se scandalise surtout d’un don de 10.000 ducats que la ville reconnoissante a dû lui faire. Voilà ce que c’est que de vouloir se corriger de ses défauts: on lui avoit reproché de faire partout des dettes – il a cru que prendre des présents étoit la vertu opposée. Pardonnez-moi ces plaisanteries, je me suis proposé d’en faire même dans l’abîme de la désolation et d’être, comme dit Chamfort, toujours en état d’épigramme contre le sort. Que peut un faible individu sans influence contre le torrent des événemens si les grandes masses sont mal dirieées? Si tout ceci tourne à une seconde paix de Tilsit, je crains que mes services ne pourront plus être d’aucune utilité au Pr[ince] R[oyal] – alors je demanderai mon congé et j’irois vous rejoindre – J’aurai perdu ma patrie, mais il me reste l’asyle de votre amitié et de l’Angleterre. Nous tâcherons de vous former une assez bonne société. Autant qu’il y a une lueur d’espérance, vous trouverez bien juste que je ne quitte pas l’Allemagne.
Un aide de camp du Duc de Cumberland est venu ici pour s’informer de l’état des choses – il m’a apporté une lettre de la Comtesse de Voss – fort exaltée – elle ne savoit pas encore les dernières nouvelles. Son mari est entré au service russe, il est auprès de Dorenberg. Que de bonne volonté perdue!
Excusez-moi auprès d’Auguste et d’Albertine de ce que je ne leur écris pas aujourd’hui – cette lettre est devenue un livre – Auguste doit m’accorder un répit pour ma dette; je vous en ai expliqué la raison. J’espère que ceci vous atteindra encore en Suède. Adieu. Mille amitiés.
Je suis toujours sans lettre de vous depuis celle du 26 mai.