Monsieur,
Je ne savais que trop quel sujet de profonde douleur serait pour vous le cruel événement qui vient de mettre le deuil dans la famille de M. de Broglie. Vous perdez une amitié précieuse dont personne plus que vous n’était capable de sentir le prix; vous perdez tout ce qui vous rappelait, tout ce qui faisait revivre pour vous un passé auprès duquel tout pâlit aujourd’hui. J’aurais voulu qu’il vous eût été possible de venir ces premiers mois d’été à Broglie; ces souvenirs vous seraient doux à présent. Vous y auriez trouvé dans tous, et surtout chez madame de Broglie, une amitié bien vive. Hélas! vous l’eussiez trouvée dans ces derniers temps plus animée, mieux portante, avec plus de sérénité d’esprit que vous ne l’aviez jamais vue. Cette funeste maladie, rien n’avait pu un instant la faire craindre. Rien, dans la tranquillité parfaite de la vie, ne pouvait laisser traverser l’idée d’un si affreux malheur pour tant de destinées.
Le 14, la maladie prit subitement le caractère d’une fièvre nerveus, et sa violence ne fit que s’accroître jusqu’à ce dernier triste jour du 22. Il y avait beaucoup de fièvres adynamiques à cette époque dans diverses parties de la France; il y en avait en Normandie, mais elles n’avaient point ce caractère, Hélas! qu’importent aujourd’hui les causes déterminantes? Pourquoi se perdre à chercher ce qui a pu déterminer le malheur? Il ne faut pas non plus chercher dans les idées religieuses dont s’entretenait l’âme de madame de Broglie des próccupations qui l’auraient attristée ou abattue. Jamais, je vous le disais tout à l’heure, jamais sa sérénité n’avait éte plus complète. Les pensées religieuses calmaient pour elle toutes les agitations. Vous savez avec quelle anxiété elle s’occupait des moindres chances d’accidents pour les siens; peu à peu, elle avait apaisé toutes ces anxiétés sous l’idée de la Providence. Son esprit aussi était animé d’un mouvement plus facile et plus charmant que jamais. Il n’est point de malheur plus imprévu et qu’on puisse moins rapporter à une cause, à une influence quelconque.
Le pauvre Albert voyageait depuis quinze jours en Bretagne avec l’un de ses amis de collège pendant qu’il allait perdre une telle mère. On ne savait où l’avertir durant cette course qu’il faisait sans itinéraire et sans but déterminés. Il n’a pu trouver de lettres qu’à Nantes, quand il n’y avait plus rien à espérer ni à craindre. Madame d’Haussonville était à Florence; elle n’a pu, quelque rapide qu’ait été son retour, qu’arriver bien des jours après que sa mère n’était plus. Madame de Staël, partie de Coppet à la première crainte du danger, n’a atteint Broglie que deux jours après le dernier jour.
Que vous dire, monsieur, de l’état où reste cette maison désolée? Personne ne saura comment reprendre à cette vie que madame de Broglie animait de son esprit et de son âme. M. de Broglie a été souffrant plusieurs jours après son retour à Paris; sa santé se rétablit un peu, mais pourra-t-il se relever sous cette atteinte si profonde? Il suffira aux devoirs qui lui restent, mais l’intérêt de la vie est fini sans retour.
Je vous dirai souvent des nouvelles d’une famille qui est aussi la vôtre par l’affection.
M. de Broglie me demande de vous parler de son tendre attachement. Albert désire que je le rappelle respectueusement à votre souvenir.