Monsieur le Duc,
J’ai différé longtemps de vous écrire, et encore aujourd’hui j’en ai à peine le courage; que peut-on vous dire sur un pareil sujet d’affliction? Toutes les paroles et surtout les paroles écrites sont froides à côté du sentiment vrai et profond de cette perte immense. Le cours d’une belle vie, si riche en biens réels, en biens de l’âme, si riche encore, après plusieurs épreuves, en espérances idéales, a été interrompu subitement. Vous avez perdu la digne compagne de votre noble carrière; vos enfants, la mère la plus aimante, mais aimante d’un amour céleste qui les guidait dans les voyes de la vertu et de la piété, plus encore par son exemple que par ses conseils. Dans la vie de Madame de Staël le bonheur de sa fille fut le dernier grand intérêt: dans le temps elle m’en parlait sans cesse. Elle espérait beaucoup de cette union; cependant sa prévision est restée bien au-dessous de la réalité. Mais aurait-elle pu présager que la mort ferait de si cruels ravages dans la vie de famille la plus parfaite, et si peu d’années après que les portes d’airain se furent fermées sur elle-même! Cela aurait accablé sa longue agonie de nouvelles souffrances. Qu’on est donc heureux de ne pas prévoir l’avenir!
Pour moi, Monsieur, il n’y a plus guère d’avenir sur cette terre: mon cœur vit sur le passe! Hélas! mes souvenirs se reportent plus loin en arrière que le vôtre, et me retracent mille traits touchants, qui aujourd’hui m’affectent douloureusement. J’ai vu la première fois Mlle Albertine de Staël, ornée de toutes les grâces de l’enfance, à l’âge de sept ans. Par nos lectures communes j’ai pu observer le développement de sa sensibilité délicate. Je l’aidais à lire Virgile dans l’original, elle fut ravie du quatrième livre de l’Enéide, et mon admiration, en oubliant le poète, se tourna vers la candeur de cette âme si pure. A peine âgée de quinze ans, je l’ai vu montrer un courage héroïque dans le péril le plus imminent. Nous fûmes surpris dans le golfe Bothnique par une affreuse tempête, de sorte que les vagues inondaient à chaque instant notre frêle bâtiment. Au milieu du trouble général, elle se soutenait, elle portait la sérénité sur son front, uniquement occupée qu’elle était de dissiper les terreurs de sa mère.
Madame de Broglie m’a conservé sans altération, jusqu’à la fin de sa vie, cette amitié qui lui avait été transmise comme un legs de sa mère. Elle m’en a donné une nouvelle preuve par sa dernière lettre, où sa belle et grande âme se montre toute entière et qui est pour moi d’un prix inestimable. Elle me demanda des communications ultérieures sur un sujet placé hors de la sphère mondaine, sur lequel nos sentiments étaient peut-être plus d’accord que nos opinions; elle me promit les siennes. Mais hélas!
„The rest is silence“
J’ignore si ma destinée me réserve encore le bonheur de vous revoir, vous et votre famille, ou si mes larmes resteront toujours solitaires. Accordez-moi, je vous en supplie, une part quelconque dans votre amitié, et donnez m’en la certitude par quelques lignes de votre main. Ce sera pour moi une puissante consolation. Pensez à mon triste isolement.
Adieu, Monsieur, veuillez agréer l’assurance de mon admiration et de mon dévouement respectueux.
V[otre] tr[ès] ob[éissant] et tr[ès] h[umble] serviteur
A. de Schlegel.